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Delta de Christine Renard

En lecture libre pendant le confinement

 Illustration de couverture Sandrine Gestin

 

 

 

 DELTA

 

En collaboration avec Claude Cheinisse

 

 

 

C’est pendant la rédaction de « La Sainte alliance » que l’idée nous vint d’écrire un récit véritablement en commun : ce fut « Delta » qui eut, après publication, les honneurs d’un classement flatteur au référendum permanent qu’organisait alors Fiction. Pour écrire ce texte, chacun de nous était indispensable à l’autre ; reste que, bien plus que moi, elle en est l’auteur.

Tout au long du mois de novembre 1963, sous le prétexte de cette rédaction en commun, nous nous rencontrions de plus en plus souvent, dans les lieux les plus étranges.

Claude Cheinisse dans le recueil À la croisée des parallèles, « Présence du Futur », Denoël, 1981.

 

Christine, je l’ai rencontrée dans ses textes, avant de la rencontrer elle-même. Avant de la connaître personnellement, je lui vouais cette sorte particulière d’affection qu’on a pour ceux qui ont accompagné notre initiation dans tel ou tel domaine ; je la chérissais d’autant plus que les femmes étaient rares dans la science-fiction française de l’époque, et qu’elle écrivait des choses qui me donnaient envie d’écrire à mon tour. Puis je l’ai rencontrée et ce que furent mes rapports avec elle et les siens, je ne vous en entretiendrai pas ici, ça ne regarde que nous. Mais je peux, et je veux vous parler du texte qui m’a attachée à elle, et qui m’a inclinée, je crois, vers l’écriture de la Science-Fiction. Elle partage cette responsabilité avec Ursula Le Guin, mais elle a été la première. Il s’agit de « Delta ». Il y a eu Christine, il y a eu cette nouvelle-là : pour la première fois je trouvais, exprimé par une femme, et une Française, ce que d’autres avaient dit, mais de trop loin ; la beauté de l’inconnu, la peur surmontée, l’univers élargi. Elle a écrit bien d’autres textes ; que me pardonnent ceux qui préfèrent d’autres textes d’elle, mais c’est pour moi celui qui reste, celui par lequel le contact s’est fait. Et demeure par-delà le vide.

Élisabeth Vonarburg, Solaris n° 30, décembre 1979

 

Avez-vous toujours gardé un œil sur les écrits de l’autre ? Je l’ignore. Tu es sans doute trop pressé, Claude, et toi trop secrète, Christine, pour que cela se soit fait toujours. Mais alors je vous remercie d’avoir tout de même eu le temps et l’impudeur (à l’époque : 1967, l’impudence) d’écrire ensemble « Delta » qu’Alain Dorémieux publia dans le quatrième Fiction Spécial consacré à la S-F française. Ensemble ! J’imagine l’œil de l’un sur la plume de l’autre, car le style est bien le tien, Christine, dans cette histoire où tu décris si bien le trouble d’un de tes doubles devant la découverte d’une sexualité autre, dont l’évocation à la fois pudique et directe va bien plus loin et plus profond que chez Farmer. Dans ce vieux Fiction Spécial d’il y a quatorze ans, je retrouve avec émotion les quatre étoiles que j’avais placées à la suite du titre de votre œuvre, à la page du sommaire : chef-d’œuvre !

Jean-Pierre Andrevon, Fiction n° 320, juillet/août 1981.

 

 

Si je lisais les journaux, peut-être rien de tout cela ne serait-il arrivé, je ne lis pas les journaux, je ne suis au courant de rien. De peu de choses en tout cas. Et l'ethnologie, terrestre ou non, ne m'intéresse guère. Certes, je sais vaguement reconnaître de quel coin de la galaxie vient celui-ci qui a les yeux pourpres ou tel autre dont les bras ont quatre articulations... parfois je sais aussi ceux qui sont aimés, mal aimés, peu aimés, haïs ou craints de nous Terriens. Mais cela ne va pas plus loin : les dé­tails, je ne les connais pas. Peut-être rien de tout cela ne serait-il arrivé si j'avais su.

Mais pourquoi me chercher des excuses ? Je savais bien qu'un enfant ne peut naître de l'union de deux espèces différentes, je savais aussi que, pour cette raison, l'Église de Rome interdit les mariages interraciaux. Pourtant, j'ai passé outre. Alors... si j'avais su le reste, peut-être cela serait-il arrivé quand même. Je ne cher­cherai pas d'excuses vaines : voici ce que j'ai fait.

 

 

La supérieure du couvent des orphelines de Dijon, qui est aussi ma tante et qui m'a élevée, avait décidé de m'envoyer m'occuper des plus jeunes enfants de Madame N***, qui avait une villa à La Ciotat : ainsi, j'aurais des vacances au bord de la mer. Les calan­ques étaient belles, j'avais des livres dans ma valise pour l'examen que je préparais, il faisait beau et les enfants étaient mignons. Mais je n'étais pas heureuse. Ah ! que mes vingt ans me pesaient cette année-là, que ma solitude m'angoissait ! Et je me méprisais de me sentir émue par les chansons sottes que j'entendais à la radio. Mais certes je voulais faire de grandes choses, mais certes j'étais jeune, j'étais belle, et certes, oh ! oui, j'étais malheureuse. Malheureuse de n'avoir ni personne, ni un amour à pleurer, ni rien à regretter. Et rien d'intéressant à faire ni personne d'intéressant à voir de toute la journée. Et je me méprisais d'être ainsi, et le soir je me déshabillais lentement devant la glace ; mes cheveux blonds me descendaient presque jusqu'aux genoux. Je me disais :

« J'ai vingt ans, l'âge d'aimer, l'âge d'avoir un amant. »

Mais le fils de Madame N***, qui avait vingt ans, et ses amis, me sem­blaient vulgaires et bêtes. C'est alors qu'IrveilIe est arrivé.

J'étais dans les pins ce jour-là, au-dessus d'une calanque. Je ramassais de beaux cailloux ; lui aussi, c'est du moins ce qu'il m'a dit. J'ai su qu'il était Étranger à son accent. Et j'ai su que c'était un Arcturien quand il a ôté ses lunettes noires. Car les Arcturiens ont des yeux différents des nôtres, des yeux magnifiques, triangulaires, où l'iris tient toute la place, des yeux qui foncent ou pâlissent au rythme de leurs émotions. Cela, je le savais. Pour moi, c'était la seule différence entre eux et nous.

Il m'a dit qu'il s'appelait Irveille. À vrai dire, ce n'est pas exactement cela, mais je transcris comme je peux ce son pour le­quel nous n'avons pas de lettres ; c'est ainsi que je ferai tout au long de ce récit.

Nous marchions lentement dans les pins en ramassant de temps en temps un caillou, et nous parlions de tout et de rien. Oui... c'est cela : il me parlait d'Arcturus. Je ne me lassais pas de l'en­tendre raconter les poissons aux yeux bordés de cils (comme ceux des premiers dessins animés, qu'on passe encore dans certains clubs férus du cinéma plat du XXe siècle), raconter les fleurs minérales, la nuit qui tombe tout d'un coup, et les enfants qui grandissent plus rapidement que sur Terre. Mais il ne m'a pas parlé de cette différence essentielle entre nos deux mondes : pourquoi en aurait­-il parlé ? Il cherchait à me faire connaître sa planète par de minuscules détails que ne peuvent savoir ceux qui n'ont jamais quitté la Terre, et que ne citent pas les récits de voyage. Quel livre pourra jamais décrire l'odeur des vergers gonflés de soleil ou un envol d'hirondelles à l'automne ? Irveille me racontait ce qu'on ne peut trouver dans les encyclopédies. Il ne se doutait pas que mes connaissances sur son monde se réduisaient à presque rien : Arcturus (en vérité, c'est Arcturus IV que l'on devrait dire, mais, seule planète habitée de son système, nous lui donnons le nom de son soleil) tourne autour d'une énorme étoile orange. Nos gouvernements sont en bonne intelligence, nos niveaux techniques et scientifiques sont à peu près comparables (avec une légère avance au bénéfice des Arcturiens dans certains domaines). C'est un monde riche, qui exporte des objets rares et précieux dans toute la galaxie. Avides de voyages, les Arcturiens nous visitent souvent, et il en existe des colonies permanentes dans les lieux de la Terre privi­légiés par leur climat. Je crois bien que là se bornait ce que j'aurais pu dire de ce monde et de ces habitants ; cela et les yeux triangulaires. Savais-je alors que, sur Terre, on les tient pour une race de seigneurs suprêmement raffinés et hautains ? Je ne sais. À vrai dire, il m'est difficile, maintenant, de faire un tri dans mes souvenirs.

« Allons nous baigner », a dit Irveille.

Et nous sommes des­cendus vers la mer. Je me souviens que je pensais avec soulage­ment que j'avais mon maillot de bain sous ma robe et que celle-ci, boutonnée du haut en bas, serait facile à ôter, et que je regrettais en même temps que ce maillot bon marché fût si mal coupé. Jusque-­là, je n'y avais pas pris garde. Cependant, Irveille parlait des eaux d'Arcturus :

« Élisabeth, vous ne pouvez savoir combien l'eau est tiède là-bas. J'ai cru suffoquer de saisissement au premier bain que j'ai pris ici, et certains d'entre nous n'ont jamais pu s'y accoutumer. »

Nous arrivions sur la plage. Une silhouette à contre-jour, se détachant sur le ciel et l'eau, nous a fait un geste. Irveille a dit simplement :

« Voici Imonéa. »

Son image, à cet instant, est restée gravée dans mon souvenir, indélébile sur le fond vibrant de lumière. Elle était vêtue à peu près comme Irveille, pantalon de toile claire et tunique sombre, mais la coupe en était différente : des pinces à la taille faisaient ressortir la ligne aiguë des seins, hauts et menus, la minceur de la taille qui s'évasait à peine aux hanches.

Elle est venue vers nous. Sa démarche était souple et harmo­nieuse et elle portait droite sa tête fine couronnée de courts cheveux noirs. Et c'est à Tristan que j'ai pensé, « large d'épaules et grêle des hanches »... Tristan... beau, tragique, vibrant de jeunesse et de force ; et d'orgueil aussi. Savais-je alors qu'on haïssait les Arcturiens pour toute cette beauté et cette grâce dédaigneuse des fils de grandes familles qui ont la vie facile depuis des siècles ? C'est l'expression anglaise qui m'est venue à l'esprit : « né avec une cuiller d'argent dans la bouche ».

Irveille nous a présentées l'une à l'autre sans donner de détails : « Voici Imonéa, voici Elisabeth », rien de plus, c'est ainsi que font les Arcturiens. Elle m'a souri et m'a tendu la main. Et elle m'a regardée d'une manière qui m'a décontenancée. Je me souviens d'avoir, une seule fois, ressenti une gêne semblable. J'avais seize ans, un groupe de filles plus âgées que moi racontaient des histoires scabreuses et, pour faire chorus, j'ai dit une chose que j'ai oubliée par la suite mais qui en fait était sans que je m'en rende bien compte une obscénité énorme. Il y a eu un silence, on m'a regardée et j'ai rougi de mon ignorance et de tout ce que je pressentais, Quand Imonéa m'a regardée, j'ai ressenti la même chose et j'ai rougi. Pourtant, je n'avais encore rien deviné.

« Allons boire quelque part », a dit Imonéa.

Renonçant au bain, nous nous sommes installés à la terrasse d'un petit café blotti entre les rochers, d'où l'on voyait les pins et la calanque. Imonéa m'a offert une cigarette que j'ai refusée : je n'avais encore jamais fumé. Elle m'a effleuré la main, et je me dis aujourd'hui qu'il faut bien que cela m'ait frappé puisque je m'en souviens avec acuité. Nous avons parlé d'Arcturus et de la Terre, de musique et de peinture. Leur culture terrienne était étonnante. Ils étaient extrêmement prévenants avec moi : mes moindres désirs étaient comblés. À peine avais-je ébauché un geste qu'on me tendait ce que je désirais.

Finalement, nous avons dîné ensemble. C'était mon jour de sortie et j'avais cru le traîner misérablement dans la solitude ; cette soirée me semblait un conte de fées. J'ai un peu bu, et je me suis mise à parler, trop sans doute. J'ai raconté la mort de mes parents quand j'étais toute petite et mon enfance triste dans le couvent dont ma tante était supérieure. J'ai dit combien je me sentais différente des filles de mon âge, combien j'étais désemparée maintenant que j'étais seule et pour la première fois de ma vie un peu indépendante. Je leur ai dit que j'avais vingt ans et que je voulais faire de grandes choses.

Je n'avais pas natté mes cheveux, et je les sentais peser lourds et chauds sur ma nuque. Imonéa a pris une, mèche qu'elle a en­roulée sur son doigt.

« Vous avez des cheveux somptueux, c'est si rare chez nous de voir ça. Une sur dix mille, peut-être. »

En sortant, j'ai voulu mettre ma veste de toile. Une main me l'a posée avec sollicitude sur les épaules, c'était Imonéa, quelqu'un m'a ouvert la porte, c'était Irveille. Dans une haute glace, j'ai sur­pris un coup d'œil d'entente entre eux.

Nous sommes rentrés. Je veux dire qu'ils m'ont accompagnée jusqu'à la maison de Madame N**". Cela aussi je m'en souviens. Ils étaient là, devant moi, au moment de nous quitter devant la porte de la maison. Je m'en souviens. Jamais je ne me suis sentie aussi petite, aussi fragile et trop blonde et trop enfantine. Jamais non plus, je ne me suis sentie aussi femme. C'est maintenant que je l'exprime, mais je crois qu'alors déjà je le ressentais. L'atmos­phère entre nous était trouble ; tout à coup j'ai eu peur. Ils étaient là, tellement grands, tellement étrangers, tellement dif­férents, énigmatiques... Il me parut soudain évident qu'ils attendaient quelque chose de moi et que leurs yeux étranges me fixaient en une sorte d'interrogation. Je me suis sentie prise au piège, et j'ai monté les marches du perron sans leur dire au revoir.

Je ne savais pas que sur Arcturus on ne dit jamais au revoir.

 

Le lendemain matin, quand je suis sortie de ma chambre pour lever les enfants, Madame N*** m'a dit qu'elle le ferait elle-même et qu'elle voulait me parler. Les mots ne m'ont pas atteinte. Je ne m'en souviens pas. Je ne me souviens que de leur signification. J'étais renvoyée sur l'heure, sans certificat, pour inconduite, parce qu'on m'avait vu dîner avec deux Arcturiens. Peut-être, si j'avais alors demandé des explications... Mais j'ai ressenti cette scène com­me une manifestation de haine raciale de la part de cette grande bourgeoise mesquine et sûre d'elle-même. J'ai répondu que les Arcturiens valaient bien les Terriens. J'ai entendu répondre que puisque je considérais les choses ainsi, il était bien évident que la décision prise à mon égard était justifiée. Je n'ai rien dit, plus un mot. J'ai fait ma valise et je suis sortie par la porte de service comme si j'avais commis quelque chose de honteux. La cuisinière et la bonne à tout faire se sont poussées du coude et ont ricané quand je suis passée. Je ne savais pas alors que, malgré les salaires exceptionnellement élevés qu'ils offraient, les Arcturiens ne pou­vaient se faire servir par des Terriens. Bien que cela leur coutât des fortunes, ils faisaient venir des domestiques d'autres mondes.

Ma valise était lourde : beaucoup de livres, un peu de linge, ma veste de toile et ma deuxième robe. Madame N*** avait été généreuse, dans sa hâte de me voir partir : un mois d'avance et une indemnité. Mais je ne me voyais guère retourner chez ma tante, et comment faisait-on pour prendre une chambre à l'hôtel, et comment faisait-on pour trouver du travail ? Le monde entier me semblait hostile et fermé.

Pour la dixième fois, je posai ma valise. Les larmes brouillaient ma vue, et mes mouchoirs étaient au fond de la valise. Mon chignon se défaisait et une lanière de ma sandale venait de craquer. Il commençait à faire terriblement chaud. Il y a eu deux mains sur mes épaules. C'était lrveille. Il m'a tendu un mouchoir. Il a pris ma valise. Je ne sais pas si c'est à ce moment-là que j'ai commencé à l'aimer. Je préfère penser que c'est plus tard, penser que je l'ai aimé parce qu'il était tel et tel plutôt que de me dire que je l'ai aimé parce qu'il est arrivé au bon moment.

Quand mes larmes se sont arrêtées de couler, je lui ai dit que j'étais renvoyée, que je n'avais plus ni toit ni travail et que je ne savais comment en trouver. Mais je ne lui ai pas dit le motif de mon renvoi, j'avais honte de cette insulte d'une femme de ma race envers ces étrangers qui étaient nos hôtes. J'ai dit :

« ... à cause de certaines divergences de vue sur l'éducation des enfants. »

Il a fait semblant de me croire. Il a dit :

« Venez chez nous : lmonéa sera heureuse de vous accueillir. »

lmonéa était-elle sa femme, sa maîtresse ou sa sœur ? Les Arcturiens étaient suprêmement agaçants à ne jamais donner d'ex­plications sur la situation des gens et leurs rapports entre eux. Mais je retenais surtout une chose : lmonéa allait m'accueillir, serait heureuse de le faire. Je sentais que ce n'était pas là une formule de politesse, et moi je me sentais si lamentablement seule et désespérée.

Je me souviens mal de notre arrivée dans la villa, le hall, les vastes pièces, toute cette clarté, tout ce luxe. Je suivais lrveille : c'est au moment où nous sommes entrés dans le salon que j'ai senti flamber ma joie, et cela à cause d'une phrase, d'une simple phrase : Imonéa était en train de parler devant le visophone, il y avait sur l'écran l'image d'un officier du Service d'Immigration.

« Oui, disait Imonéa, vous avez fait erreur, Irveille est célibataire, voici son numéro... » 

Je n'ai pas écouté la suite, j'avais le cœur qui battait, Irveille était célibataire, il n'était pas le mari d'Imonéa, Donc, pour moi, il était libre, j'étais libre de l'aimer, libre d'espérer son amour. lrveille n'était pas marié, mon cœur battait la chamade.

Le reste a été quelque chose comme un conte de fées. La villa qu'ils avaient louée était magnifique. Ma chambre était délicieuse, avec une grande terrasse au-dessus de la mer. Imonéa et Irveille avaient toutes les attentions pour moi. Un conte de fées. Jamais je n'avais eu la vie douce, ni au couvent ni chez Madame N*** où j'avais la pièce la plus inconfortable et quand même pas mal de travail. Pendant quelques jours, je me laissai faire, je me laissai choyer, dorloter, je me laissai aimer. Oui, c'est cela, je peux le dire maintenant, et déjà je le pensais sans me l'exprimer, je me suis laissée aimer. Et je ne cherchais pas à comprendre. Oui, je leur devais tout, et moi je ne pouvais rien pour eux, mais j'acceptais le fait. Je crois maintenant que de tout mon être je refusais de comprendre.

Et eux croyaient que j'avais compris.

Un soir, nous avons eu la visite de Maereille et Isloa. Ils sont arrivés après le dîner.

« Alors, a dit lmonéa, toujours célibataires ?

— Hélas oui... a dit Maereille.

— Moi, ça me convient », a dit Isloa.

Ils parlaient en français par courtoisie pour moi, mais cela ne m'aidait guère à comprendre. Car tout me laissait croire qu'ils vivaient ensemble. Ils parlaient de leur chambre commune, et même incidemment de leur lit commun. J'en conclus qu'lsloa préférait une situation irrégulière et refusait d'épouser Maereille officielle­ment, mais cela cadrait mal avec le reste de la conversation.

Après leur départ, Irveille et lmonéa en parlèrent.

« L'ennui, disait Irveille, c'est que je crois qu'Isloa y met de la mauvaise volonté, parce que la situation lui plaît ainsi. Elle n'amène jamais personne et saque sans merci celles que Maereille ramène.

— On voit que tu ne les as pas regardées ! Je me demande si, dans une certaine mesure, cette situation ne lui plaît pas à lui aussi, alors il sabote exprès, il fait exprès de revenir avec un échantillon invraisemblable, Isloa pousse de hauts cris, ils s'engueu­lent, se réconcilient, et ça recommence... »

— Nous sommes bien compliqués, nous d'Arcturus, m'a dit Irveille en me caressant les cheveux. Ça ne vous fait pas peur ? »

J'ai dit non. C'est insensé, mais j'ai dit non, en le regardant dans les yeux. Non, Irveille, ça ne me fait pas peur.

 

 

Ce soir-là, j'ai commencé à réfléchir ; brusquement, il m'est apparu qu'lrveille et Imonéa m'avaient recueillie sans rien me demander, et qu'il n'était jamais question de mon départ. J'avais passé cinq journées de rêve, j'en gardais un souvenir confus et délicieux... promenades en mer, expositions, randonnées sur la côte... je m'étais laissée combler. Mais brusquement la curiosité qu'avait éveillée en moi la visite de Maereille et d'Isloa m'amenait à m'in­terroger, sur mes hôtes et sur moi-même.

Ah ! le couvent, et l'examen de conscience tous les soirs ! Pourquoi restes-tu ici, Élisabeth ? Pourquoi ? Parce que je suis bien ici, mon Père, on me rend la vie facile et douce et on est gentil avec moi, mon Père, cela je ne l'avais jamais eu. Mais encore Élisabeth ? Oui, ce soir-là, je me tournais et me retournais dans mon lit, je faisais semblant d'essayer de comprendre ce qui me retenait à la villa, je me tournais et me retournais dans mon lit sans pouvoir chasser de mon esprit l'image d'Irveille.

Il faisait très chaud et je décidai d'aller prendre une douche froide. Irveille était parti reconduire Maereille et Isloa aux Baux de Provence : il n'y avait donc qu'Imonéa à la maison et c'est pourquoi je suis sortie nue de ma chambre. Je prenais un plaisir infini à des actes de ce genre, qui me donnaient l'impression de me libérer de l'emprise du couvent. J'arrivai à la salle de bains au moment où Imonéa en sortait.

Elle recula en me dévisageant.

« Excusez-moi, Élisabeth, je suis tellement désolée. »

J'ai souri, un peu étonnée de sa réaction, et je crois bien que j'ai répondu quelque chose de banal comme :

« Mais ça ne fait rien.

— Que vous êtes belle ainsi », a-t-elle dit d'une voix basse et comme enrouée.

Cela ne m'a pas beaucoup surprise : lmonéa était peintre, et en effet je devais être belle dans ce couloir baigné de lune avec mes cheveux défaits. Et je me suis sentie très heureuse, car si Imonéa me trouvait belle, Irveille aussi qui avait les mêmes normes, devait me trouver belle.

« Si vous n'avez pas sommeil, a repris Imonéa de cette même voix basse, venez donc sur la terrasse, il y fait si doux ce soir. »

J'allais la suivre quand Irveille est arrivé. Dès que j'ai entendu la voiture, je me suis précipitée dans la salle de bains : mon désir de lutter contre les idées reçues n'allait pas jusqu'à me laisser voir nue par un homme. Je les ai entendus parler en arcturien. Je suis restée longtemps sous la douche, puis je me suis frotté les genoux et les talons à la pierre ponce, ensuite je me suis limé et poli les ongles de pieds. Je n'en finissais pas de m'occuper de mon corps, que pendant si longtemps je n'avais songé qu'à main­tenir en bonne santé, sans plus. Enfin, à regret, je me suis drapée dans une serviette pour franchir le couloir et je suis retournée me coucher. Un peu plus tard, j'ai entendu battre la porte de la salle de bains, et brusquement mon égoïsme m'a frappée ; était-ce possible, j'y étais restée plus d'une heure au moment où Irveille rentrait poussiéreux de la route, et naturellement il ne se serait pas permis de frapper à la porte. Comme si j'avais ouvert des vannes, les souvenirs maintenant déferlaient : incidents minimes, petits faits insignifiants, mais qui soudain s'éclairaient d'un jour nouveau. Irveille et Imonéa me comblaient, me donnaient tout, ne me demandaient rien. Ils avaient rapidement compris tous mes goûts. Parlais-je de Fra Angelico, j'en trouvais le soir un album de reproductions dans ma chambre. Disais-je que j'aimais les rideaux bleus, le soir il y en avait à ma fenêtre. Et j'acceptais tout cela comme si c'était normal.

J'aurais voulu leur dire, leur expliquer tout de suite combien leur bonté me touchait, combien j'étais heureuse chez eux. Et j'aurais voulu dire à Irveille que je l'aimais, combien je l'aimais. Mais je rougissais à cette seule pensée. Irveille. Je crois que s'il m'avait prise dans ses bras, je me serais évanouie de bonheur. Imonéa. Quels sentiments m'inspirait-elle ? Je l'admire, me disais-je, mais je sais que là n'était pas la vérité, pas toute la vérité.

J'avais la vague impression d'avoir tort, d'être coupable, d'avoir fait quelque chose de mal. Il me semblait confusément que mon devoir était de partir. De toute façon, il me fallait aborder le sujet. Ce serait plus facile avec Imonéa, peut-être était-elle encore sur la terrasse. Cette fois, je me suis drapée dans un peignoir de bain avant de quitter ma chambre.

Elle y était, accoudée à la rambarde. La gorge nouée de timi­dité, je m'arrêtai, prête à reculer. Mais elle m'avait entendue. Elle a dit :

« Élisabeth, j'espérais que vous viendriez. Vous n'avez pas froid ? »

J'ai secoué la tête, secouant en même temps mes longs cheveux dans la lumière de la lune. Je l'ai fait exprès : je savais qu'elle aimait ce geste.

Irveille est arrivé. J'ai eu conscience d'être nue sous un simple peignoir de bain, mais je n'ai pas bougé. Je me savais belle ainsi, du moins je savais qu'eux me trouvaient belle.

Et puis j'ai eu brusquement la même impression que le jour où je les avais rencontrés. Une sensation d'être dominée, maniée. Ils étaient plus âgés que moi, ils avaient d'étonnantes situations à l'échelle galactique, et moi je n'étais qu'une pauvre petite étudiante, pauvre et sans avenir aucun, même sur la Terre, même en France, je n'étais rien, je n'avais rien. Je n'ai que mes cheveux et mes vingt ans, pensais-je désespérément, est-ce que ça peut suffire, suffire à quoi ?

J'aurais voulu leur dire que je les remerciais de leur accueil et que j'avais remarqué toutes leurs attentions, que moi j'aurais voulu faire quelque chose pour eux. J'aurais voulu parler aussi de mon départ, car enfin il fallait bien y penser. Il aurait surtout fallu dire ou faire comprendre à Irveille que je l'aimais. Mais cela m'était impossible. Toute une éducation de réserve me pesait sur les épaules, plus lourd que mes cheveux.

Gauchement, j'ai dit :

« Il faudra que je songe à partir.

— Élisabeth, a dit Irveille, vous voulez vraiment nous quitter ? »

Irveille, pensais-je déchirée, si tu savais combien je voudrais ne jamais me séparer de toi.

J'ai regardé la pointe de mes pieds.

« Ce n'est pas ça, mais je suis chez vous, je vous gêne peut-être, et puis... je suis si pauvre ! Je ne pourrai jamais vous recevoir chez moi, je... je n'ai rien... »

Irveille m'a pris les mains – et cela m'a fait une telle émotion que les larmes m'en sont montées aux yeux.

« Élisabeth, nous sommes si heureux de votre présence. Notre plus grand désir se­rait de vous emmener sur notre monde avec nous. »

Je n'ai pas dit un mot. Il avait dit :

« … avec nous. »

 

 

C'est le lendemain que j'ai reçu une lettre de ma tante. Je n'avais pas eu le courage de la mettre au courant de mon renvoi, mais Madame N*** s'en était chargée. J'ai brûlé cette lettre qui me faisait trop de peine. Ma tante faisait appel à tous mes bons sen­timents et surtout à la reconnaissance, elle me parlait aussi beau­coup de Dieu et de l'Église de Rome et de ses décrets, et elle me parlait de mon âme immortelle et de « certains péchés qui, eux, sont mortels ». Ces phrases provoquaient mon indignation et ma colère, mais elles atteignaient aussi leur but : jamais je ne me suis sentie aussi indigne, aussi coupable qu'en cette minute. À midi, je n'ai pas pu manger, j'ai été m'allonger en prétextant un mal de tête.

Quand Imonéa est venue me trouver, j'étais en larmes. Je lui ai dit :

« J'ai reçu une lettre de ma tante, et ce qu'elle m'écrit m'est insupportable. »

Les stores étaient à demi fermés ; dans la pénombre, lmonéa m'a attirée vers elle et j'ai pleuré sur son épaule. Je n'ai pas souhaité l'épaule d'Irveille, pas à ce moment-là. Imonéa parlait dou­cement, de sa belle voix grave et un peu sourde, avec l'accent chantant des Arcturiens :

« Votre tante vous aime sûrement beau­coup et elle voudrait pour vous ce qu'elle croit être le meilleur. Mais vous, Élisabeth, quel est votre désir ? »

Ce que je désirais... phrase étonnante, pour moi presque incon­grue une semaine plus tôt : je n'avais jamais pris mes désirs pour loi, je n'avais jamais pensé que cela fût possible. Aucune phrase ne pouvait me bouleverser davantage, même après cinq jours de cette vie de rêve où tous mes désirs étaient comblés.

J'ai écrit à ma tante une lettre courte et sèche. Elle commençait ainsi :

« Dans trois jours, j'aurai vingt et un ans. »

 

 

C'est à la soirée chez Irvine que j'ai cherché enfin à me ren­seigner, à savoir quelles étaient les normes éthiques des Arcturiens, parce que tout était trop incohérent, parce que je comprenais presque et que cette demi-incertitude était pire que tout.

Pour cette occasion, j'avais revêtu – sur les conseils d'Irveille et d'Imonéa – un costume d'Arcturienne : voiles multiples aux couleurs chatoyantes recouverts d'un fin réseau de métaux précieux. Pourquoi ne m'est-il pas venu à l'esprit qu'Imonéa aurait dû se parer des mêmes atours ? J'acceptais comme un fait qu'elle fût vêtue presque comme Irveille, en me contentant d'admirer l'élégance, la perfection de leurs sobres tenues, pantalon collant et tunique courte, évoquant un peu les costumes des seigneurs du Moyen Âge sur Terre.

Le début de la soirée fut pour moi un ravissement. lrvine recevait dans un jardin de rêve éclairé de lanternes de toutes les couleurs. J'avais un peu bu et on me regardait beaucoup, surtout à cause de mes cheveux qu'à la demande d'Irveille et d'Imonéa j'avais laissés libres dans mon dos. L'esprit se défend bien quand il ne veut pas comprendre : je voyais des Arcturiennes incroyablement fragiles et comme immatérielles dans leurs voiles multiples, et je voyais d'autres Arcturiennes aux libres allures dans leurs tenues mascu­lines, passant un bras protecteur autour des épaules de jeunes filles parées comme des vierges d'icônes. Et je ne comprenais toujours pas, mais cela ne me surprenait pas, comme si, dans une région obscure loin de la conscience claire, la vérité avait déjà éclaté.

Dans la foule, je retrouvai deux autres Terriennes. L'une d'elles, grande fille bruyante, un peu vulgaire et très éméchée, me dit :

« Ah ! c'est vous ! J'avais bien entendu dire qu'Irveille et Imonéa avaient trouvé une Terrienne.

— Trouvé ! Vous avez de ces termes ! ai-je dit froidement.

— Je vous choque ? Mais dites-moi, ça vous plaît, à vous, leur système ? »

Je n'ai pas répondu tout de suite, et elle s'est éloignée pour faire remplir son verre. Mais le mot « système » ne m'a pas quitté l'esprit. J'ai appris par la suite que cette fille se faisait entretenir par les uns ou les autres – et pourquoi pas les Arcturiens puisqu'ils étaient riches. C'est l'autre Terrienne qui me l'a appris ; elle, elle était ethnologue et se promenait avec un stylo, un bloc et un magnétophone. Mon cas l'intéressait beaucoup, car, disait-elle, « ... qui mieux que vous a pu approcher leur culture ?

— Il y a peu de temps que je vis chez Irveille et Imonéa et je ne suis pas ethnologue », ai-je dit avec réticence. Mais il en aurait fallu davantage pour la désarçonner. Elle a enchaîné :

« Je connais Irveille et Imonéa. Ils appartiennent très cer­tainement à l'élite, ce sont des êtres remarquables, mais en ce qui concerne leur mœurs ils sont dans la norme, on ne peut plus dans la norme, et c'est aux mœurs des Arcturiens que je m'intéresse ; c'est là-dessus que je fais ma thèse... »

J'ai attrapé la balle au bond.

« Je n'ai à peu près rien lu sur Arcturus. Pouvez-vous m'indiquer quelques titres ? »

Enchantée, elle a tiré de sa poche un petit opuscule, en me di­sant :

« Ce n'est qu'un document de base, mais vous avez à la fin une bibliographie à peu près complète. »

Ensuite, pour m'en débarrasser, j'ai été obligée de lui promettre un rendez-vous pour le surlendemain.

Puis j'ai rencontré un Terrien qui avait épousé une Arcturienne, une Arcturienne aux cheveux de fourrure dorée, fine et fragile comme une statuette d'ivoire. Il m'a dit d'un ton amer :

« Évidemment, pour une femme, le système arcturien est au fond l'idéal, mais croyez-moi, pour un Terrien qui épouse une Arcturienne, cela n'a rien de drôle.

— Pourquoi ? ai-je demandé. Vous n'êtes pas heureux ? »

Certes, ce pauvre garçon ne pouvait trouver interlocutrice plus sotte ni moins informée, mais il fuyait l'ethnologue pour préserver ses secrets d'alcôve et l'aventurière avait trop à faire pour l'écouter. Il lui fallait l'oreille d'une fille de la Terre, j'étais là.

« Je vous assure, disait-il, que je ne suis pas une brute, mais les Arcturiennes ont l'habitude d'être traitées comme des idoles, je n'y suffis pas. J'ai une bonne situation, mais ma femme dépenserait facilement deux fois ce que je gagne.

— Ne le saviez-vous pas avant de l'épouser ? »

Il sembla réfléchir, peser ses mots, avant de répondre :

« Je le savais, bien sûr, mais je ne voulais pas comprendre. Je croyais que je suffirais à la tâche, puisque… biologiquement... enfin, je cherche à vous expliquer ma position. Voyez-vous, sur aucun plan, une Arcturienne ne peut être satisfaite par un Terrien. Je crois que l'amour entre nos deux races est impossible, sauf peut-être pour les Terriennes si elles peuvent s'y habituer... »

Il m'a jeté un étrange regard mais ne m'a pas posé de ques­tions ; il n'avait envie de parler que de lui. Il a enchaîné :

« Et puis il y a cette amazone qui vient trop souvent à mon gré, et ce n'est pas le moindre problème de mon ménage... »

Je me taisais toujours.

« … Non, pas le moindre problème, d'autant plus que cela finit par devenir plutôt excitant, j'avoue une certaine curiosité, mais c'est tout, je refuse de bâtir ma vie ainsi, je refuse ce genre de foyer ! »

J'ai rougi, honte de ma vie, j'ai rougi. Cela m'était pire que tout, j'avais l'impression confuse d'être mêlée aux pires turpitudes. J'ai sursauté quand il m'a présenté sa femme, j'étais si troublée que je ne l'avais pas vue arriver : une miniature exquise, plus mince et fragile que moi ; elle semblait ne pas toucher terre, mais se laisser porter par ses voiles.

« Ma femme Arine, disait le Terrien, et une de nos amies, Avia. »

J'ai tendu la main, machinalement. Avia était vêtue comme Imo­néa, elle entourait Arine de prévenances. Le Terrien, l'air soudain morne et buté, déclara qu'il voulait rentrer. La jeune femme ne protesta pas. Il y eut des adieux brefs, mondains, gourmés. Je restai seule avec celle qu'on venait de me présenter, cette Avia qui allait être mêlée à ma vie de façon si étroite. À ce moment-là, je ne savais rien d'elle.

Elle eut un sourire désabusé en les regardant partir.

« Et voilà ! » dit-elle comme en conclusion.

Je ne répondis rien. Qu'y avait-il à répondre ?

« Vous les connaissez ? reprit-elle en désignant le couple qui s'éloignait.

— J'ai parlé avec lui un moment tout à l'heure. Je crois qu'il est très malheureux.

— Oh ! sans aucun doute : un Terrien ne peut prétendre faire le bonheur d'une Arcturienne à lui seul. Mais il tient à ses préjugés, il n'en démordra pas. »

 

— Que pourrait-il donc faire ? »

Oui, c'est ce que j'ai dit sans voir ce que la question avait d'osé. Et pour parler, pour avoir l'air documentée, pour dire quel­que chose, j'ai ajouté :

« Pour une Terrienne, c'est évidemment différent. »

Je me souviens de ce silence trouble qui a suivi. J'ai tortillé le bout d'une mèche, comme d'habitude.

Brusquement, Avia a repris la conversation en mains, changeant délibérément de sujet. Elle m'a dit qu'elle était sculpteur, m'a parlé de son métier et m'a invitée à venir passer un week-end dans la villa qu'elle avait louée à Cassis, pour voir son travail. Cela me tentait beaucoup. Je l'ai remerciée, j'ai dit que oui, oui, sûrement j'irais, et j'ai noté son numéro de visophone. Et là, j'ai ressenti cette même impression de panique qui me prenait parfois lorsque j'étais avec Imonéa ou Irveille. En tortillant une mèche de cheveux, j'ai dit :

« Je voudrais bien rentrer, maintenant. »

Elle a eu un sourire étonnamment brillant, elle a glissé son bras sous le mien pour m'aider à circuler à travers la foule.

« Vous me permettrez bien de vous raccompagner », a-t-elle dit, la voix presque basse.

 

 

Je n'ai pas eu le temps de lui parler d'Irveille et d'Imonéa, qui étaient quelque part dans la foule ; déjà, elle poursuivait :

« Si vous le voulez bien, nous pourrions aller voir la mer ; à cette heure, les calanques sont merveilleuses. »

Sa main s'est serrée davantage autour de mon bras.

« Si je ne suis pas indiscrète, dites­-moi où vous habitez.

— Chez Irveille et Imonéa. »

Elle s'est arrêtée net, a lâché mon bras et a reculé d'un pas. Ses yeux avaient pâli, elle me toisait. Quand elle a repris la parole, c'était presque en sifflant :

« C'est un comble ! Ils sont mes amis, figurez-vous, des amis très chers. Je ne suis ici que depuis hier. Je savais qu'ils avaient une Terrienne, mais j'étais loin de me douter que c'était vous, vous qui acceptez... »

Les mots bourdonnaient. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Des histoires louches me revenaient à l'esprit, mais aussi une phrase de l'ethnologue :

« Irveille et lmonéa sont des gens remarquables, ils font partie de l'élite de leur monde et du point de vue de leurs mœurs ils sont dans la norme... »

Dans la norme, Seigneur, la norme d'Arcturus…

« Je savais qu'ils avaient une Terrienne... »

Mais enfin, que me cachait-on qu'il faudrait bien que je sache ?

Avia a mis ses deux mains sur mes épaules, m'a fait un peu reculer pour me regarder dans les yeux :

« Écoutez-moi bien, a-t-elle dit. Je vous le répète, Irveille et lmonéa sont mes amis depuis toujours. Je les ai toujours défendus envers et contre tous, ce sont les êtres les plus vulnérables du monde à cause de leur bonté. Je les ai toujours défendus contre les petites intrigantes comme vous qui savent qu'ils ont une fortune énorme et des relations. Quand j'ai appris qu'ils avaient recueilli une petite orpheline plutôt désespérée, ça ne m'a pas étonnée d'apprendre qu'ils avaient fait un sauvetage de plus, et puis j'ai su que c'était une affaire sérieuse et je m'en suis réjouie. Pour une fois qu'ils trouvaient quelqu'un qui leur plaît à l'un et à l'autre ! »

J'ai murmuré en tremblant :

« Qui leur plaît à l'un et à l'autre... »

Avia me tenait toujours aux épaules. Elle m'a secouée :

« En voilà assez ! Vous avez l'habitude de faire croire n'im­porte quoi à Irveille et lmonéa avec vos airs d'ange. Mais avec moi ça ne prend pas... »

Il y eut des voix nombreuses, un groupe arrivait. Avia a dit à la hâte :

« Causons tranquillement. »

Il y a eu des exclamations, des phrases joyeuses en arcturien : plusieurs personnes, semble-t-il, connaissaient Avia et la retrouvaient avec joie. Avia m'a présentée et, quand ils ont réalisé que j'étais Terrienne, ils sont passés tout de suite au français.

« Nous allions justement rejoindre Irveille et Imonéa, a dit Avia dès qu'elle a pu, excusez-nous. »

Nous ne les avons pas trouvés dans la foule. On nous a abordées plusieurs fois, des gens qui la connaissaient, d'autres qui me con­naissaient. Avia ne me quittait pas d'une semelle, garde du corps de la propriété d'Irveille et d'Imonéa. Pour comble de malchance, nous sommes tombés sur l'ethnologue, qui s'est jetée sur nous, trop heureuse. J'ai bafouillé des présentations. Quelqu'un a accaparé Avia, qui s'est éloignée de quelques pas à contrecœur, furieuse de me laisser quelques instants sans surveillance.

« Figurez-vous, a dit l'ethnologue, que je viens d'inter­viewer un couple d'Arcturiens qui ici représente un couple normal, du moins extérieurement, et chez eux c'est le pire des vices. C'est pour ça qu'ils se sont installés sur Terre, où ils sont acceptés. C'est extraordinaire, n'est-ce pas ? Il y avait une charge affective étonnante dans... »

J'ai aperçu Imonéa et j'ai planté là ma compatriote, contente de penser qu'Avia ne me verrait plus quand elle en aurait terminé avec l'importun.

« Vous voilà enfin ! a dit Imonéa. Vous aviez disparu depuis si longtemps... lrveille était si fatigué qu'il est rentré, je l'ai reconduit à la maison en voiture et suis revenue vous chercher. Où étiez-vous donc ?

— Avec une de vos amies », ai-je dit, très lasse.

lmonéa a semblé heureuse que j'aie fait la connaissance d'Avia : elle voulait justement l'inviter pour nous présenter l'une à l'autre.

« Ce n'est pas la peine, c'est fait. »

Nous arrivions près de la voiture. lmonéa s'est retournée vers moi, a demandé :

« Comment, elle ne vous est pas sympathique ? »

Son ton était anxieux.

« Si, ai-je dit en m'installant, je l'ai trouvée très sym­pathique au début, c'est elle qui ne m'aime pas. Elle prétend que je reste chez vous à cause de votre argent. »

lmonéa conduisait lentement, comme pour prolonger l'entretien. Après un long silence, elle a demandé très doucement :

« Qu'as-tu répondu ? »

J'ai ressenti alors une peine immense et une grande colère. lmonéa aurait dû bondir, elle était restée calme, elle croyait donc aussi que... et elle me tutoyait en même temps, comme pour marquer un certain mépris. C'est la colère qui l'a emporté.

« Je n'ai rien dit, figurez-vous, parce que des gens sont arrivés et parce que j'étais trop surprise, mais je vous réponds maintenant, et ma réponse est que je fais ma valise demain matin parce que ce soir il est trop tard. »

lmonéa a freiné, a rangé la voiture sur le bas-côté de la route, s'est tournée vers moi.

« Ma petite fille, je suis tellement désolée... tu ne comprends pas. lrveille et moi nous n'arrivons pas à savoir si tu nous aimes. Nous pensons que tu es heureuse avec nous mais ce n'est pas la même chose. C'est une torture pour nous de ne pas savoir... »

Brusquement elle s'est penchée sur moi, m'a prise dans ses bras.

« Élisabeth, dis-moi, pourquoi, pour qui restes-tu ? »

C'est contre son épaule que j'ai dit, d'une toute petite voix :

« Je reste parce que j'aime lrveille. »

Elle a desserré son étreinte, a mis le contact.

« Bon, c'est déjà un point d'acquis. »

La voiture a démarré souplement.

« ... Et moi, as-tu quelque objection à ma présence ? »

Cette fois, j'étais désarçonnée. Je n'ai rien répondu. Elle a voulu me mettre un bras autour des épaules. Je crois que j'ai reculé, en balbutiant quelque chose comme :

« Non, non, ça, jamais...

— Bien, a dit lmonéa calmement, c'est tout ce que je voulais savoir. »

La voiture est repartie en trombe.

« Entrez tout de suite, a dit lmonéa en arrivant. Moi, il faut encore que je rentre la voiture et que je ferme le garage ; ne vous occupez pas des portes, je fermerai tout. Bonne nuit.

– Bonne nuit. »

J'étais désemparée, et si lasse, si lasse... pourtant je ne me suis pas couchée. À plat-ventre sur mon lit, je me suis mise à lire l'opuscule que m'avait donné l'ethnologue.

 

 

C'était très simple. J'ai compris tout de suite, ce qui ne m'a pas empêchée de continuer ma lecture, fascinée, jusqu'à la dernière page.

Mon tort avait été, parce qu'ils ressemblaient tant à des gens de la Terre, d'avoir pris les Arcturiens pour des êtres humains, de les avoir jugés selon les normes humaines. Non ! Le geste d'Irnonéa à mon égard, dans la voiture, n'avait rien de déplacé, n'était en rien anormal.

Irveille n'était pas un homme. Et lmonéa n'était pas une femme.

Sur Arcturus IV (mais comment pouvais-je l'ignorer ? J'ai su depuis que tous les journaux de la Terre avaient été pleins de ce sujet, lors du premier contact des deux races. Il est vrai qu'au couvent on ne lit pas les journaux)... sur Arcturus, l'espèce domi­nante (dans leur langage, ils s'appellent « les hommes » comme partout, bien sûr) comporte trois sexes.

Seul le sexe féminin est en tous points identique à celui de l'espèce humaine. Les filles d'Arcturus sont très belles et terrible­ment féminines : ce sont des petites choses fragiles et tendres qui ne quittent guère la maison. Sur Terre, on leur a vite trouvé un nom, pour les distinguer des... autres : on les nomme des filles-­filles. Car il y a aussi des créatures qui, aux yeux .d'un Terrien, semblent des femmes – encore qu'on les remarque par une allure un peu ambiguë, une silhouette presque androgyne, avec leur grande taille et leur poitrine haute et menue. Elles ont un caractère domi­nateur, un comportement très masculin. Et à cela rien d'étonnant, car ces amazones (ainsi les nomme-t-on sur Terre, et si jamais qualificatif fut bien porté... Imonéa, oh ! Imonéa, la comparaison m'était venue à l'esprit, avant, bien avant... ) ces amazones sont en réalité les mâles de l'espèce. Pourtant un médecin terrien, non pré­venu, s'il voyait nue et examinait l'une d'entre elles, pourrait s'y tromper : les organes externes sont d'apparence féminine. Il fau­drait ouvrir leur ventre musclé pour trouver, au-dessus d'un organe qui ressemble (mais ressemble seulement) à un utérus, des gonades mâles, à peu près là où se trouvent les ovaires des Terriennes ou des filles-filles d'Arcturus. Et pourtant, dès la naissance, il est im­possible de se tromper sur le sexe du nouveau-né d'apparence féminine, fille-fille ou amazone : l'amazone pèse plus du double de l'autre.

Dans son langage sec et terriblement précis, l'opuscule ne m'épargnait rien : « Dans la cavité pelvienne, un organe dont la taille, les rapports et l'apparence extérieure sont ceux de l'utérus humain, mais qui, fonctionnellement, s'apparente à une prostate quelque peu hypertrophiée... les canaux qui y débouchent par son pôle supé­rieur… » Il y avait plusieurs schémas, très réalistes : Imonéa, je te voyais étendue sur une table de marbre noir, le ventre ouvert, ce ventre. qui n'était pas fait pour porter des enfants...

Si grande était alors mon ignorance du domaine sexuel que je ne me suis même pas demandée, avant de poursuivre ma lecture, comment pouvait s'opérer la fécondation, entre ces deux femmes dont l'une était le mâle de l'espèce. Le manuel l'indiquait plus loin, en des termes scientifiques d'où étaient bannies toute pudeur com­me toute impudeur. Le troisième sexe est d'apparence masculine. D'apparence seulement. Pas de gonades : biologiquement, des neutres (et, sur Terre, c'est bien ainsi qu'on les nomme : des neutres). Leur seule fonction dans la fécondation est un rôle de transport. Irveille, bel lrveille si viril, quand lmonéa et toi auriez trouvé le troisième élément, la fille-fille qui vous manquait, ta part serait, dans une étreinte presque simultanée, de transporter les germes de l'une à l'autre, et rien de plus. Biologiquement, les en­fants qui pourraient naître de cette triple union ne te devraient rien, ne posséderaient pas tes gènes ; ils ne te ressembleraient pas – et pourtant, dans cette société si étrange à nos yeux, tu serais leur père.

Dans le manuel, ce n'était là qu'un bref rappel de notions ana­tomiques supposé connues du lecteur ; ensuite, la plus grande partie de l'ouvrage était consacrée aux implications ethnologiques de cette situation. Protégée, entourée de l'affection de deux con­joints virils l'un et l'autre, la fille-fille d'Arcturus ne travaille pas, se laisse adorer. D'ailleurs, la fréquence des grossesses ne lui lais­serait guère le loisir d'une quelconque activité : il est difficile à ces étranges foyers de se former, difficile à trois personnes de plaire assez, chacune, aux deux autres, pour réaliser une union stable ; et, de ce fait, plus rares que sur Terre sont les ménages durables. Si l'on tient compte en outre du fait que le nombre de descendants doit être de moitié plus élevé que sur Terre, il devient évident que six ou sept enfants ne représentent, là-bas, qu'une famille minima. Ravissante fleur de serre, choyée et n'ayant pour seul travail que de s'occuper de ses nombreux enfants, telle est la fille-fille.

Lourde est la connaissance, mais moins que l'incertitude. J'ai eu l'impression de pouvoir respirer plus librement et je me suis mise immédiatement sous une douche froide. De l'eau froide sur la nuque, sur le ventre et plein les yeux. « Maintenant, je sais », me répétais-je. Je suis sortie grelottante, enroulée dans un peignoir de bain. Il me semblait maintenant que je serais capable de tout, capable surtout d'aller dire à Irveille et à Imonéa :

« Je sais maintenant, je sais ce que vous attendez de moi. »

Je ne voulais pas penser à la suite, penser à ce que je dirais quand ils vou­draient connaître ma décision, Le problème était trop ardu pour que je l'affronte. De toutes mes forces, je m'y refusais.

Je me suis habillée. J'étais légère et vide, comme ivre. J'ai frappé à la porte d'Irveille. Il n'y a pas eu de réponse. Il dormait. Il dormait d'un sommeil de plomb. Je savais que les Arcturiens prennent des drogues extrêmement puissantes qui leur assurent, à la demande, un sommeil sans rêves et un réveil sans traces. Il me fallait donc voir Imonéa, et tout de suite. Avant d'arriver à sa porte, j'ai vu les lettres sur la table du hall. Une à mon nom, que j'ai ouverte et lue.

« À Élisabeth que j'ai aimée. Un adieu avant de mourir, et de mourir contente, car je supprime ainsi l'obstacle entre lrveille et toi. Élisabeth mon amour, un adieu pour te dire d'être heureuse sans remords et de prendre soin d'Irveille. »

Il y avait une autre lettre : j'ai péniblement déchiffré le nom d'Irveille en caractères arcturiens sur l'enveloppe.

Je n'ai rien pensé du tout : à partir de cet instant, j'ai agi mécaniquement, efficacement, sans une fausse manœuvre. Je me revois très nettement faisant sur le cadran le numéro d'Avia. Il me semble encore entendre sa voix lente et basse :

« Lisez-moi la lettre adressée à Irveille.

— Je ne peux pas, elle est en arcturien.

— Vous ne le déchiffrez pas ?

— Non, juste les noms propres que je connais.

— J'arrive. Pendant ce temps, réveillez Irveille en lui jetant de l'eau glacée au visage. Faites-lui boire du café très fort. Quand il aura bu, attendez quelques minutes, donnez-lui la lettre et pré­venez-le de mon arrivée. »

J'ai fait tout cela calmement, rapidement. Quand il a émergé, je lui ai donné la lettre, j'ai surmonté mon immense désir de rester près de lui et je suis descendue ouvrir la grille pour la voiture d'Avia, qui est arrivée en trombe au bout de quelques mi­nutes, dérapant sur les graviers de l'allée.

 

 

Ensuite, des trous dans mes souvenirs. Ce qui est resté gravé, c'est Irveille et Avia parlant en arcturien sans faire attention à moi. Tous deux de même taille dans des vêtements sobres et sombres et moi en robe de plage bleu clair, inutile et sotte, me sachant... non, même pas méprisée, pire : en butte à l'indifférence.

Ils ont téléphoné à plusieurs reprises, le plus souvent en arcturien, parfois en français. Puis ils sont sortis et se sont dirigés vers la voiture. Je les ai suivis. Avia s'est glissée au volant, Irveille à côté J'elle. J'ai bondi, avant qu'ils aient fermé les portières :

« Dites-moi, dites-moi, je ne sais pas l'arcturien...

— Ah ! oui, a dit Irveille rapidement, la voiture s'est écrasée dans un ravin. lmonéa a été transportée à l'hôpital arctu­rien de Cassis, nous n'arriverons peut-être pas à temps. »

J'ai supplié : « Emmenez-moi, » et, sans attendre de réponse, j'ai sauté dans la voiture pendant qu'Avia démarrait. Je n'ai aucun souvenir du trajet. Comme d'un rêve flou, je me souviens vague­ment de l'arrivée à l'hôpital, des médecins, des infirmières qui traversaient le hall… tous des Arcturiens, neutres et amazones, mais pas une fille-fille.

Je ne savais pas l'arcturien, et pourtant sur les lèvres du mé­decin, une amazone aux yeux pâles, j'ai vu se former le mot « mort ». Elle est morte, vous arrivez trop tard. Je ne savais pas l'arcturien, mais c'est ce qu'elle a dit : je l'ai su dès le premier mot.

Avia est entrée dans la chambre avec le médecin, celui qui venait de dire ça. Moi, j'étais toujours dans le hall. J'ai vu Irveille descendre l'escalier d'un pas saccadé. Et je suis descendue derrière lui. C'est parce que je l'aimais que je l'ai vu descendre ; les autres, eux, ne l'ont pas vu. Et c'est moi qui étais là quand, d'un geste vif, il a sorti un radiant de son blouson et s'en est tiré une décharge dans la tempe.

Il est mort immédiatement, le cerveau grillé, pendant qu'on sauvait Imonéa.

 

 

Courtoisie et indifférence vis-à-vis de moi. J'aurais préféré qu'ils me rouent de coups, qu'ils me crachent à la figure, qu'ils me jettent en prison ou dans l'espace, tout, mais pas ces regards froids qui ignorent ma minuscule présence, qui me passent par-­dessus la tête. Et sans cesse, ils parlent en arcturien, jamais en français.

Je suppose que le corps d'Irveille a été désintégré selon la coutume arcturienne, et j'ignore s'il y a eu une cérémonie, j'ignore si Irveille avait de la famille là-bas sur Arcturus. Avia a dû s'en occuper. Pour moi, une seule chose compte maintenant : qu'Imonéa vive. Et la partie est loin d'être gagnée, je le sens, bien qu'on ne me dise rien.

Le personnel est abondant, compétent et dévoué, et on n'a nulle­ment besoin de moi pour passer les nuits (d'ailleurs, je n'ai pas le droit d'entrer dans la chambre où elle gît dans le coma, entourée d'appareils compliqués qui la maintiennent en vie ou qui renseignent les médecins sur son état). Pourtant je ne partirai pas. Les moyens financiers des Arcturiens leur ont permis de bâtir un hôpital somptueux. Attenant à chaque chambre de malade, se trouve une immense pièce que des paravents transforment en chambres individuelles, une salle de bains, une terrasse, tout cela pour la famille ou les amis des malades arcturiens qui désirent s'installer à l'hôpital pour ne pas quitter leur proche. Un écran permet de voir l'allongé à tout instant, on peut lui parler par haut-parleur si son état l'y autorise. Des femmes de chambres algo­liennes, stylées et efficaces, sont à la disposition de ceux qui ont choisi de ne pas quitter leur malade. J'ai dit « ceux » car j'ai appris plus tard que, de mémoire d'Arcturien, on n'avait vu une fille-fille demeurer à l'hôpital.

Angoisse et tension d'autant plus intolérables pour moi qu'on ne prend pas la peine de me donner des nouvelles. Le premier jour, j'ai réussi à obtenir une rapide mise au point : lmonéa est dans le coma, un appareil la fait respirer à travers une canule souple qui plonge dans sa gorge. Dans les flacons de perfusion qui domi­nent son lit, on effectue de délicats mélanges, pour rétablir sans cesse un équilibre chimique que son organisme n'est plus en état d'assurer. En surimpression sur l'écran où je devine sa forme bardée d'enregistreurs et de tubulures, s'inscrivent en permanence deux lignes tremblées. Celle du haut reflète l'état de son cœur : qu'elle devienne plate, que cesse de battre le cœur d'lmonéa, et aussitôt une machine prendra le relais : ce sera un incident grave, mais point définitif. Celle du bas est faite de lentes ondulations, qui traduisent l'activité – bien ralentie, bien perturbée, m'a-t-on dit – de son cerveau. Si cette ligne devient droite, ce sera la fin : ce qu'on appelle, sur Terre comme sur Arcturus, un « coma dépassé », Le plus atroce, c'est que le corps, après cette mort du cerveau, pourrait être maintenu en survie par tous les appareils qui l'entourent. J'ignore quelle décision serait prise alors : arrêter cette machinerie soudain dérisoire ou poursuivre une réanimation désor­mais sans but. J'ignore qui devrait prendre cette décision. J'ignore tout : depuis le premier jour, on ne me tient plus au courant de rien. Je passe mes journées devant l'écran, à surveiller les molles ondulations de la ligne du bas. Je suppose que si Avia reste, c'est que tout espoir n'est pas perdu. Il m'arrive de la prendre en pitié tant ses traits sont ravagés d'inquiétude. lmonéa est son amie d'en­fance, sa mort serait une amputation. Elle veille. Ne faut-il pas qu'elle soit là quand reviendra la conscience, si elle doit revenir ? Ne faut-il pas qu'elle soit là pour lui annoncer la mort d'lrveille ?

Moi aussi, je veux être là. lmonéa ne va-t-elle pas commettre un acte irréparable quand elle apprendra qu'lrveille s'est tué en la croyant morte ? Une bouffée d'espérance sèche et brûlante comme le vent qui caresse les fleurs minérales d'Arcturus (c'est Irveille qui me l'a dit, il y a des siècles), une bouffée d'espérance sèche et brûlante : Elle ne se tuera pas parce que moi je suis là, parce que moi j'ai besoin d'elle, et qu'elle m'a tant aimée. Spontanément, j'ai retrouvé les lois non écrites du peuple d'Arcturus.

 

 

C'est à ce moment-là que j'ai décidé d'apprendre l'arcturien par lassitude : comment supporter plus longtemps la morgue hautaine des Arcturiens qui ne m'adressent pas la parole, comment supporter de ne pas savoir ? Puisqu'ils m'ignorent, je les ignorerai aussi. Je ne poserai pas de questions. J'apprendrai l'arcturien, en surveillant sur un écran une mince ligne tremblée.

J'ai acheté dans le hall de l'hôpital plusieurs manuels, des grammaires et des livres de vocabulaire. J'ai le don des langues, Dieu merci, et de la mémoire. Je travaille tous les jours comme une damnée. Et voici que je commence à comprendre. Maintenant, je sais : encore trois jours avant qu'on soit sûr de la sauver, encore trois jours, Imonéa mon amour, si tu mourais maintenant, je ne pourrais plus vivre.

J'écoute les conversations avidement, mais nul ne le sait car je ne dis jamais rien. Je reste en face de l'écran et de la petite ligne tremblante, je ne suis pas gênante et puisqu'on ne sait pas que je comprends on ne se gêne pas pour parler devant moi. Je sais main­tenant en quelle piètre estime on me tient, moi dont les bras n'ont pas été assez forts pour retenir Irveille, et dans quelle piètre estime on tient Irveille qui n'a pas eu la force de vouloir vivre pour moi. O ma tante, vous vous voileriez la face d'horreur, mais sachez donc que les péchés là-bas ne sont pas les mêmes qu'ici. Là-bas, quand la mort frappe un couple triangulaire, chacun des deux qui restent se doit à l'autre. Irveille est un lâche, et moi je ne suis qu'une petite Terrienne insignifiante, je n'ai pas su le rete­nir, mon amour n'a pas été assez fort pour le retenir, j'avais donné si peu de sens à sa vie qu'elle ne valait plus la peine d'être vécue après la mort d'Imonéa.

J'apprends toujours l'arcturien avec fureur. Merci, ma tante, au moins vous m'avez appris à travailler. Je ne dors guère, je ne mange guère, j'ai dû maigrir, mes robes sont trop grandes. Avia lit des livres sur l'art, sur notre art, regarde des reproductions, des dessins. Nos rapports sont polis et glacés, pourtant j'aurais tant à lui dire, tant de questions à lui poser. Mais nul ne m'intimide autant que cette amazone au regard hautain, à la lèvre méprisante. Je rougis lorsqu'elle m'adresse la parole de sa voix grave et basse. Et puis il y a autre chose. Depuis la nuit du drame, je considère Avia comme étant d'un sexe différent, je sais qu'elle peut me désirer, qu'elle m'a désirée. Ces quelques minutes troubles à la réception d'Irvine, avant qu'elle sache qui j'étais, me reviennent en mémoire, et je me réfugie dans mes livres d'arcturien en face de l'écran sur lequel s'inscrit le destin d'Imonéa.

Ma tante, savez-vous ce que fais ? Quatorze heures, quinze heures par jour, j'apprends des mots et des règles de grammaire. Ne vous voilez pas la face d'horreur, ma tante, c'est pour sauver un être humain, un être humain (même si vous ne le reconnaissez pas comme tel) auprès duquel je désire, s'il survit, vivre le reste de ma vie. Pleurez pour mes péchés si vous voulez.

 

 

Ce matin, j'ai entendu dans le couloir une conversation qui ne m'était pas destinée. Oui, moi, Élisabeth, j'écoute maintenant, tous les jours, des conversations qui ne me sont pas destinées. Cela s'appelle « indiscrétion ». Tant pis. Après tout, j'attends le réveil d'une amazone pour lui dire que je l'aime. Ma tante, voilez-vous la face…

Donc, j'écoute aux portes. Dans le couloir, Avia, et deux méde­cins. L'un d'eux dit : « Si elle a des raisons de vivre quand elle reprendra connaissance, tous les espoirs sont permis. » Oh ! il me manquait des mots, beaucoup de mots, mais j'ai compris nettement le sens général. Avia a répondu d'une voix plate, découragée : « Oui... elle s'est tuée parce que cette Terrienne ne l'aimait pas ; alors maintenant qu'il ne lui reste plus qu'elle, pour qui voudriez-vous qu'elle vive ? »

Ils se sont éloignés. J'avais la gorge nouée de sanglots. Je n'ai pas pesé suffisamment dans la balance pour donner à Irveille des raisons de vivre, pourquoi pèserais-je plus pour elle ? Elle mourra, car mes bras ne seront pas assez forts pour la retenir, ainsi les aurai-je tués tous les deux, ainsi serai-je seule à jamais, seule et damnée...

Je me suis effondrée sur un divan, les larmes m'aveuglaient. Avia est rentrée, m'a tendu un mouchoir, a dit sèchement :

« Elle va reprendre connaissance. Est-ce cela qui vous fait pleurer ? »

J'ai réussi à parler à travers mes larmes, à parler en arcturien :

« Oui. Parce que je vous ai entendue dans le couloir avec les médecins. »

Je ne sais pas si elle a réagi tout de suite au fait que je m'étais exprimée en arcturien. Elle a mis ses mains sur mes épau­les. « Élisabeth, pourquoi ? »

Dans cet arcturien élaboré et trop grammatical que j'avais appris avec tant de peine, j'ai répondu : « Je pense que vous savez très bien pourquoi. »

Elle a allumé une cigarette avant de répondre, lentement comme à son habitude : « Si vous étiez Arcturienne, je penserais que vous aimez Imonéa plus que tout au monde. Est-ce cela ? »

Je l'ai regardée dans les yeux.

« C'est cela.

— Alors, pourquoi lui avez-vous dit le contraire avec une telle conviction qu'elle a voulu mourir ? »

Cette fois, j'ai rougi et détourné les yeux, reprise par ma timi­dité. Elle attendait. J'ai répondu en français, car en arcturien c'eût été trop difficile :

« Je ne savais rien sur Arcturus, je croyais qu'Imonéa était une femme comme moi. Et cela m'a empêchée de comprendre les sentiments que j'avais pour elle. » J'avais dit tout cela sans reprendre mon souffle, tandis qu'Avia restait silencieuse.

« Par les étoiles ! a-t-elle dit finalement. Par les étoiles ! »

 

 

Ce soir-là, elle m'a apporté des fleurs minérales d'Arcturus et des livres. L'atmosphère autour de moi a changé comme d'un coup de baguette magique. Je ne sais ce qu'a dit Avia, mais à partir de ce jour, depuis les femmes de chambre algoliennes jusqu'au médecin-chef, tout le monde m'a comblée d'attentions. N'étais-je pas celle qui serait au chevet d'Imonéa quand la conscience lui revien­drait ? Pour eux, j'étais déjà une Arcturienne, une fille-fille, une idole.

Avia désormais s'est ingéniée à me faire découvrir son monde. Elle ne doutait pas de la décision d'Imonéa. En arcturien – toujours en arcturien pour m'habituer à cette langue qui serait la mienne – elle me parlait de sa patrie. Elle racontait bien. Il me semblait voir les grandes fleurs minérales, les oiseaux aux ailes immenses et les nuages iridescents qui s'étalent sur le sol en grandes nappes chassées par le vent sec et chaud, et les immenses maisons centrées sur un patio débordant d'une végétation fantastique, ces luxueuses maisons qui sont les écrins de la vie ouatée des filles-filles.

Et elle me parlait de ces étranges familles, ces couples trian­gulaires si difficiles à former, si fragiles. Le cas le plus classique est celui du neutre qui rencontre une amazone : à eux deux, ils chercheront la fille-fille indispensable qui convienne à l'un comme à l'autre. Tant qu'ils ne l'ont pas trouvée, ils forment un couple célibataire. Plus rares sont les couples célibataires composés d'une amazone et d'une fille-fille, encore plus rares ceux qui sont formés d'une fille-fille et d'un neutre. Comme ces couples ne peuvent procréer, la société ne les admet que comme un état temporaire, allant en général de pair avec la jeunesse, et la loi ne sanctionne pas de tels liens.

J'essaie de me représenter une famille complète. Le neutre qui travaille, l'amazone qui travaille, la fille-fille sur son piédestal, servie par une multitude de domestiques algoliens, choyée par ses deux époux, et perpétuellement enceinte. J'imagine les enfants des trois sexes, les enfants qui comme sur Terre jouent « au papa et à la maman », mais ils sont trois à se pencher sur les berceaux de poupées des trois sexes. Et j'imagine, oui, j'imagine les fêtes secrètes dans le grand lit à trois places...

Et puis Avia me raconte des aventures qui sont arrivées à ceux qu'elle connaît, ou des faits divers des journaux.

Il y a Irvine qui pleure des larmes amères, car elle aime un neutre qui l'aime, et elle aime une amazone qui l'aime, mais ces deux-là ne peuvent s'entendre.

Il y a Areille qui ne sait à quelle étoile se vouer. Sa femme (je veux dire la fille-fille du couple triangulaire) veut remplacer Irméa, avec qui ils sont mariés depuis dix ans, par une certaine lceléa. Mais lui aime toujours Irméa, et Irméa ne veut pas entendre parler de divorce. C'est la guerre froide au sein de ce foyer où il y a déjà huit enfants.

Il y a Creille qui aime Lucine et ne voudrait personne entre eux, mais Lucine qui est saine et normale cherche l'amazone qui voudra bien venir à leur foyer et lui permettra d'avoir les enfants qu'elle désire. Creille n'est pas normal, ajoute Avia ; il devrait se faire soigner, ou alors venir sur Terre, où Lucine et lui passeraient pour un couple normal – mais elle serait malheureuse toute sa vie.

J'entends raconter l'histoire tragique d'Ervine qui a été aban­donnée par Naereille et Alcéa pour une fille-fille bête et mesquine, mais très belle. Le cas est rare : en général, c'est celui qui s'en va qui laisse un couple derrière lui, un couple célibataire uni dans la même détresse, la même fureur, et petit à petit reprenant en commun goût à l'existence et cherchant en commun l'indispensable troisième.

Dans un journal à grand tirage, j'ai lu un fait divers sanglant. Trois acteurs officiellement mariés, très connus sous les pseudo­nymes de Louveille, Louvine et Louvéa, faisaient à eux seuls une tournée. Louveille et Louvéa ont trouvé Louvine dans les bras d'Estreille et Vertéa. Ils les ont tués tous les trois.

Avia est soucieuse : sa jeune sœur Hymine, qui a épousé l'an dernier Floreille et Mirnéa, vient de s'éprendre d'Arnéa, la sœur de Floreille (il faudrait dire la « sœur-amazone » pour que la traduc­tion française soit intelligible ; naturellement, comme il y a trois genres, il y a dans le langage arcturien autant de mots que de situations possibles dans ces familles complexes). L'émotion d'Avia montre clairement que sur Arcturus les tabous de l'inceste sont aussi rigides, voire plus, que sur Terre.

Les tabous de l'homosexualité aussi, un autre fait divers me le prouve assez : une amazone est condamnée à l'exil sur une planète de la périphérie pour avoir essayé d'entraîner une fille-fille à former un couple triangulaire avec elle et une autre amazone !

Avia désapprouve cette sanction : elle dit que ce devrait être le droit de tout Arcturien de rechercher son bonheur dans l'infinité de combinaisons entre deux et trois personnes qui peuvent se con­cevoir, et qui d'ailleurs existent réellement malgré la réprobation de la société.

À force d'entendre raconter les unions et les désunions des couples triangulaires, j'arrive à me faire une vague idée de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, des malheurs classiques et de ceux qui étonnent.

Avia dessine en parlant. Elle a du talent, et je sais qu'elle est connue en tant que sculpteur. Elle est belle et brillante, mais elle semble solitaire. Je n'ose la questionner. Elle m'a un peu parlé de son enfance. Une famille de cinq enfants, ce qui est peu sur Arcturus : deux amazones, deux neutres et une fille-fille, la petite Hymine, idole de toute la famille. Le père-neutre est mort très jeune, et les deux autres parents n'ont jamais cherché à le rempla­cer. Avia en parle amèrement : elle a beaucoup souffert de ce foyer incomplet. Elle en veut à sa mère et à son père-amazone de n'avoir pas fait plus de concessions à leurs sentiments pour les enfants.

Cela m'indigne. Il me semble qu'on enterre bien vite les morts sur Arcturus, et que les lits immenses tiennent beaucoup de place dans la vie des Arcturiens.

« Certes, dit calmement Avia. Nous sommes beaucoup plus sexués que vous, ne le savais-tu pas ? » Et elle ajoute avec une froide ironie : « C'est ce que beaucoup de Terriens ne nous par­donneront jamais. Quant à nos morts, crois-moi, nous les chérissons dans le fond de notre cœur, mais une place ne doit pas rester vide à un foyer. »

J'écoute. Les fils ténus d'une autre morale se tissent autour de moi. Là-bas, c'est un péché de ne pas mettre un vivant à la place qu'un mort a laissée vide.

Tel est ce monde, telle est cette société où je vais m'intégrer. J'essaie de m'imaginer ma vie avec Imonéa, sa présence chaude et lumineuse... et l'absence d'Irveille. Sur l'écran qui me sépare de la gisante, une mince ligne d'or décrit de grandes ondes amples et régulières qui, m'a-t-on dit, sont le signe d'un prochain réveil.

Avia continue à parler de la somptueuse planète des seigneurs arcturiens que les Terriens haïssent pour leur beauté, leur richesse, leur tranquille orgueil… et pour autre chose aussi.

J'ai eu peur.

Oui, j'essaie maintenant d'imaginer ma vie d'Arcturienne aux côtés d'Imonéa, et les récits d'Avia sculptent une absence à ce foyer mutilé, une absence qui me semble intolérable.

 

 

Parution originale : Fiction spécial 12 (168 bis), SF made in France, novembre 1967

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