Illustration de couverture Mandy
LA CITÉ DES DEMEURANTS
Philippe Caza
à Tara
« On dit que les humains, avant, ils ne vivaient pas dans des villes…
— Mais alors, dans quoi ils vivaient ?»
> Aujourd'hui, on enterre les restes de GB.
Tous les habitants du village sont là, dans ce vallon un peu à l'écart où nous enterrons nos cadavres et quelques autres trucs. On pleure un peu beaucoup, on rigole aussi, parce que GB, c'était pas un triste. On l'a emballé dans une grande nappe tissée, teinte et brodée par Marceline Couin-Couin, et hop, à même la terre, au bon soin des vers et des bactéries. Guido a déclaré : « Il est mort » et on a tous compris que c'était une forme impersonnelle, comme quand on dit « Il pleut ». Parce que oui, là, dans le cadavre, il n'y a plus personne. Quand un feu est éteint, il n'y a plus de feu… et ce n'est pas qu'il soit parti ailleurs.
Quand même, la mort, ça a des effets secondaires. GB, c'était un gros morceau de notre histoire. Il a connu la Grande Bistouille. Et, avant, la Cité-Cube. Et, encore avant, la Terre Surpop. Et l'ère industrielle. Et… non, il n'a pas connu le temps où la Terre était couverte d'arbres et de dinosaures. Pour les arbres, ça revient. Pour les dinos, on s'en passe. On a les autruches…
GB, on a pris l'habitude de l'appeler comme ça, mais pour moi, c'est mon Grand-Grand-Papet.
Moi, je m'appelle Valentina et je n'ai qu'une vingtaine d'années, je suis brune, je vis à poil les trois quarts du temps parce qu'il fait chaud et… (Désolée… je suis un peu confuse… je viens d'enterrer les restes de mon Grand-Papet… je vais tâcher de me calmer…)
Bref, on a pris le chemin du retour en chantant, pour préparer la fête au village. Le village, c'est celui que GB a fondé.
Depuis la Grande Bistouille, ce ne sont pas les espaces vides qui manquent, même si la surface des terres a rétréci à cause de la montée des océans et l'invasion des sacs-poubelles… des espaces pour des cultures, pour des maisons, pour des villages. Le nôtre, c'est un village de type Dunbar, ce qui veut dire qu'il comprend dans les cent-cinquante habitants. Quand j'avais posé la question à mon Grand-Papet GB : « Pourquoi cent cinquante ? », il m'avait expliqué ça comme une sorte de phénomène social naturel, un "mouvement de foule", comme la murmuration des vols d'étourneaux. Il avait sorti de vieilles références imprimées du temps du "Net", ce réseau lectronique mondial qu'il appelait aussi "un Logique-nommé-Joe".
Ce nombre de cent cinquante (approximativement, bien sûr) on l'avait appelé le "nombre de Dunbar", du nom d'un anthropologue britannique du XXe siècle. Ce serait le nombre d'individus avec lesquels chacun peut entretenir simultanément une relation humaine stable. Robin Dunbar ne présentait pas ça comme une théorie, encore moins comme une utopie, mais comme le résultat d'une étude portant autant sur des tribus de singes que sur les fonctions cognitives supérieures de notre néocortex… tu sais, la masse de fromage blanc qui stagne entre nos deux oreilles. Selon lui, dans un groupe humain, au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle et la communication directe ne suffisent plus à assurer le fonctionnement collectif ; il faut alors passer à une hiérarchisation, une organisation et des règles strictes. Ce qui explique que, tout naturellement, après la Grande Bistouille, les demeurants se sont répartis instinctivement en villages de plus ou moins cent cinquante habitants.
> Bref, selon Dunbar et GB, on dirait bien que la seule cité humaine vivable, ce serait le village de brousse, le hameau, la tribu.
Ce serait ça, la « Cité du futur » ?
DANS LES VILLAGES
Arrivé à ce stade, je sens bien que vous voudriez savoir comment on en est arrivés là. Cette Grande Bistouille, ces demeurants, quèsaco ? Pourquoi, comment ? Je comprends, mais laissez-moi d'abord vous en dire un peu plus sur notre village et sur les villages de type Dunbar en général. Je précise que si j'ai l'air de savoir tant de choses et de frimer avec, c'est parce que GB me les a apprises.
J'ai pris beaucoup de notes, alors je transcris.
Un habitat n'est pas un lieu fixe comme un objet. Un habitat est un lieu que l'on occupe, où l'on vit et avec lequel on vit. On habite un lieu comme les animaux sauvages habitent un territoire. Sur le plan géographique et matériel, un village se fait sans plan mais se conforme au terrain. Il faut un lac ou une rivière ou au moins une source. Il faut un creux à l'écart pour aller chier, enterrer les cadavres, jeter quelques ordures… lesquelles, au début, se résumaient à des tessons de poteries. C'est qu'on modelait des bols et des plats en argile et on ne savait pas très bien les cuire… mais on les ornait quand même de dessins géométriques, pour faire joli. Et puis dans les cabanes, il faisait sombre, le soir… on cassait beaucoup. On avait des réserves d'allumettes, mais, avant de revenir à la bougie, on s'était demandé quel serait l'impact sur l'environnement de cette "technologie". Appliquée à dix milliards de Terriens, ça aurait été catastrophique, question production de gaz à effet de serre et particules fines… Mais sept cents millions…?
> Pas d'impatience, je vous explique ça plus loin.
À sept cents millions répartis sur la Terre entière, nous pouvons même nous permettre quelques excès d'exploitation des ressources ou de production de déchets, tant que ça reste local et durable à la rigueur (sustainable, comme nous disions – avant). Si une tribu a trop trituré son espace, elle déménage et elle s'installe sur un terrain vierge. Ce n'est pas la place qui manque.
On a bricolé des cabanes de bois, de boue, de pierres, de glace, de torchis, enracinées au sol ou sur pilotis – parce que c'est joli.
— En matériaux de récupération ?
— Pas trop, non : c'est sale. Des maisons poilues, biscornues, osseuses, tactiles, sensorielles, périssables. Ici, c'est de la pierre, parce que c'est ce qu'on a sous la main. Des habitats qui ressemblent à leurs habitants. Des indisciplinées et des sages, des souterraines et des perchées – et des penchées. Et par un curieux effet du hasard, ou de l'intelligence collective, les "mouvements de foule", comme j'aime bien dire, elles se composent entre elles. Elles composent des ensembles, en partie harmonieux, en partie grinçants, mais avec toujours une résolution concrète des questions de cohabitation, un habitus fait d'oppositions-complémentarités. Du polymorphe et du temporel. Des mosaïques mouvantes, perpétuellement rangées et dérangées – et excitées. Une unité diversifiée, ou une diversité unifiée. Ainsi poussent les villages. Il en émerge quelque chose qui s'était perdu : de la beauté.
> GB faisait facilement dans le lyrisme. C'était une sorte de poète… et pourtant, il était passé par des drôles de phases, avant…
Pas besoin de remparts, de protections, sinon pour tenir à l'écart quelques animaux dangereux, chacals ou tigres, quelques rhinocéros, et les animaux domestiqués rendus à la nature.
> Moi, ce que j'aime bien, c'est que les autruches ont proliféré. Mais c'est aussi parce qu'on les élève – pour les œufs et pour les plumes.
Quant à se protéger des autres humains…? Personne ne songe à attaquer personne. Aucun village ne souhaite en conquérir un autre (pour quoi faire ?!). Tu vois, c'est comme si nous nous étions purgés de la violence, non grâce à une quelconque loi morale ou par "bonté d'âme", mais par usure, fatigue, lassitude. Nous en avions tellement usé, de la violence, tellement dépensé, que nous nous en sommes débarrassés, comme on vomit. On dirait que ce rejet s'est inscrit dans la mémoire collective de ce qu'il reste de l'espèce humaine. Nos villages n'ont besoin ni de remparts ni d'armée, ni de police ni de prison.
> Là, tu fais dans les généralités, Grand-Papet, mais les conflits personnels, les heurts de la coexistence, bien sûr qu'il y en a… On les règle à la lutte, des fois… et puis dans les jeux des soirs de fête, avec applaudissements et rires à la clé.
Des temps anciens, ce qui a disparu en même temps que la violence, c'est son conjoint le sacré, la religion… la seule notion de "Dieu", l'idée de "l'esprit" comme un truc hors du corps, ou le fantasme de survie post mortem. C'est comme si ces fatrasies – leur concept même – notre capacité même à les concevoir – avaient été balayées par le réel, enfin. On a abandonné les dieux en même temps que les idéaux platoniciens, les utopistes et les patineurs artistiques…
> J'ajoute comme ça en aparté qu'on a abandonné beaucoup de fringues, aussi… c'est le réchauffement du climat qui veut ça… GB à poil – ou plutôt sans poils, vu son âge – c'était pas terrible, d'accord, mais pour moi, j'aime bien…
Mais je vous ai promis un résumé historique… et il va bien falloir en passer par là.
On dit que l'Histoire est un fardeau mais que les histoires donnent des ailes… et j'aime raconter des histoires. Je ne suis pas historienne, juste la petite rédactrice d'un journal de village écrit à la main sur ce que je trouve. Je n'ai pas non plus de « Net » relié à une base de données universelle, comme GB en avait connu autrefois. Je m'efforce seulement de rassembler mes souvenirs et ceux que l'on m'a rapportés à l'occasion, surtout lui – des vestiges d'avant ma naissance, des mémoires anthumes et même anté-anthumes.
J'ai d'abord écrit avec une très vieille machine rouge (une Olivetti Valentina des années 60 du XXe siècle – je lui ai emprunté mon pseudo) puis, depuis que je n'ai plus trouvé de ruban ni de papier-carbone, j'écris à la main avec un stylobic du début du XXIe. Comme du papier propre est devenu presque introuvable (même sous forme PQ), j'écris sur n'importe quoi : ardoises, morceaux d'écorce, peaux de bananes… Ça n'a pas tellement d'importance, en fait, parce que l'autre bout de mon stylobic est une clé uhesbé qui enregistre tout ce que j'écris au fur et à mesure. Je n'aurai sans doute jamais sous la main le moindre dispositif lectronique qui permette de l'afficher et de me relire. Tant pis. (Et donc je ne vais pas me gêner pour pondre des bêtises, aussi, parce que j'aime bien… GB m'engueulerait, mais il ne s'en privait pas non plus… Bon, Grand-Papet, je mettrai aussi des imparfaits du subjonctif, promis.)
Mon histoire commence quelque part au milieu du XXIIe siècle.
LA TERRE SURPOP
La surpopulation devenait intenable (unbearable). Les prévisions démographiques galopantes avaient bien laissé espérer une stabilisation de la population terrestre vers dix ou onze milliards à la fin du XXIe siècle, mais en fait, malgré les pesticides et les sacs poubelles, tout avait continué sans mollir sous forme d'une courbe de croissance en érection libre. On éliminait tant qu'on pouvait en guerroyant à la petite semaine, en avortant à coup de brique, en ligaturant les trompes au barbelé, en coupant des couilles… Dans certains pays, on parachutait des millions de capotes et de pilules explosives, on bouffait du soleil vert, on jouait au baby-basket, et on laissait le cocacola et le roundup en vente libre… Sans compter le réchauffement, le taux de CO2, la montée des eaux, l'attaque des phtalates cosmiques et la grippe espagnole – le retour. Mais ce n'étaient que quelques milliers de fœtus en moins dans un océan de dix, douze, quinze milliards d'humains qui continuaient à baiser comme si l'espèce était menacée de disparition…
En bref, la Terre était en train d'étouffer sous le nombre de ses Terriens, comme un chien bouffé par ses puces.
Il y avait bien eu tout au long des deux siècles précédents de belles idées de transformation de la société, de belles utopies urbanistiques technoïdes, mais qui ne tenaient compte ni de l'épuisement des ressources naturelles, ni du changement climatique, ni de la surpopulation réelle – donc d'emblée nulles et non avenues. Dans des livres, oui, seulement dans des livres, on imaginait… quoi ? des « Cités du Futur ». Des villes, encore et toujours. Des complexes immobiliers de plus en plus complexes. Des « arcologies », des « villes vertes », des « cités modèles », tout ça connecté comme si ça pouvait empêcher de se marcher sur les pieds… Et ce pour le futur, toujours pour le futur… cet espèce d'espace imaginaire qu'on appelait « le futur », sans comprendre que le futur c'était maintenant, que l'urgence c'était hier… Eh oui, le futur, c'était le bon temps.
On imaginait même d'émigrer sur Mars, c'est vous dire (rires).
… Et tout ça sans comprendre qu'il faudrait d'abord un grand nettoyage. Quelque chose comme une « fin du monde ».
Et donc, comme il se doit, une fin du monde est arrivée.
LES MÈTRES-CUBES
Un jour, comme on s'y attendait depuis longtemps, les extraterrestres ont débarqué.
Ils venaient de Platonice VII. Ils avaient des fusées à sept étages sans ascenseur. Eux, ils étaient cubiques… Question Grands Galactiques, c'était un peu décevant : des masses de chair couleur chair de 1 x 1 x 1 mètre ; des cubes rosâtres aux arrêtes légèrement arrondies comme les dés à jouer ; d'ailleurs, comme ceux-ci, ils présentaient sur chaque face des tâches sombres – des organes sensoriels, sans doute… Pas d'organes sexuels apparents…
Ils se déplaçaient en lévitant comme des drones (ce qui explique l'absence d'ascenseur dans leur astronef), en gardant toujours leur assiette et leur orientation : deux faces à l'horizontale, quatre faces à la verticale. Étaient-ce toujours les mêmes faces qui tenaient chaque position, dessus ou dessous, droite ou gauche, devant ou derrière ? Difficile à dire… Toujours est-il qu'ils étaient orientés quadrangulairement.
Parfois ils s'accolaient en diverses figures comme l'hypercube : un cube entouré de six autres collés sur ses six faces. Leur Comité Central, peut-être. À moins que ce soit leur façon de forniquer (par sept ?!).
À l'époque, sans faire preuve d'une grande imagination, on les a appelés les Mètres-Cubes, du moins officiellement. Dans la langue populaire, certains pensaient plutôt Maîtres-Cubes, sans doute… mais c'est le terme de Kubs qui s'imposa – ça fait plus alien. Les vieilles cuisinières les appelaient les Bouillons Kub, mais plus grand monde ne saisissait la référence.
Eux, comment s'appelaient-ils eux-mêmes ? Impossible à deviner parce qu'ils s'exprimaient par des moyens ni sonores ni écrits mais plutôt géométriques… ou topologiques… ou spatiotemporels… ou un mélange de tout ça… Ce qui faisait qu'on comprenait ce qu'ils « disaient » sans trop savoir par où ça passait. Certains analystes ont avancé que les six faces de chaque cube portaient de un à six pois noirs, comme les dés à jouer, et que ces chiffres glissaient d'une face à l'autre dans une alternance hyper-rapide, formant des mots, des phrases : un langage visuel en mode sénaire. À moins que ce soit le cube entier qui tournât sur lui-même en présentant chacune de ses faces alternativement dans un mouvement trop rapide pour nos yeux. Un code mathématique de base six dont les multiples combinaisons ultra-rapides constituaient des messages…? Peut-être… Mais après tout, l'essentiel, c'était qu'on les comprît.
Il n'y eut aucune violence.
« Nous venons en amis, conduisez-nous à votre chef », ont-ils dit (en substance).
On avait encore beaucoup de chefs, qu'on appelait Hommes Politiques (ou parfois Impuissants Volontaires). Les Mètres-Cubes se sont débrouillés pour tous les contacter. Ils avaient parfaitement évalué notre problème de surpopulation et ils étaient là pour nous sauver, disaient-ils. Leur plan était simple : revoir de fond en comble l'habitat urbain, construire des habitations enfin rationnelles, c'est-à-dire de grands cubes, parallélogrammes, blocs, tours… eux-mêmes subdivisés en milliers d'alcôves cubiques de différentes tailles toujours métriques : deux mètres sur deux, trois mètres sur trois, etc., comme ils l'avaient fait chez eux, sur leur planète Platonice VII. Pour eux c'était parfait : dans ces alvéoles, ils pouvaient s'entasser nombreux, comme des boites cubiques rangées dans des boites cubiques. Aucun espace perdu.
Pour nous, ça restait à voir…
— Tu parles de ça comme si tu y étais, Valentina, t'es gonflée ! Qu'est-ce qu'il me reste à raconter, moi ?
> C'est que je t'ai bien écouté, mon Grand-Papet à moi… Et puis j'ai conservé tes cahiers personnels.
Et puis d'abord t'es mort, alors je fais comme je veux… Mais OK, pour faire plaisir à mon souvenir de toi, je reprends tes notes :
Ils nous ont bien tout expliqué, les Mètres-Cubes, ils nous ont montré des plans tracés sur du papier à petits carreaux, des plans de masse sur une grande table à l'aide de morceaux de sucre, d'apéricubes, de jeux de construction, de dés à jouer et autres éléments à angles droits. La carte étant parfaite, le territoire serait parfait. La cité du futur, c'était ça ou rien. (Plus tard, un matin je me suis réveillé avec cette phrase dans la tête : < C'était ça ou les crocodiles >…?)
Ce qui est très curieux, c'est qu'on les a laissés faire.
En plus, ils fournissaient les moules et le matériau – si l'on peut dire. En fait, ils dessinaient leurs structures, pures formes platoniciennes, au dessus du sol avec une sorte de rayon laser, puis, quand tout était tracé en trois dimensions dans l'air, ils remplissaient le tracé, comme pourrait le faire une imprimante 3D ou comme si les molécules d'air délimitées par leurs rayons se coagulaient sous l'action d'un catalyseur inconnu. Là où il n'y avait que de l'air, il y avait maintenant quelque chose, comme "sorti du néant", si cette expression a le moindre sens. Le matériau final semblait être un polymère amorphe, ou de l'écume séchée… une matière rigide, en tout cas, capable de concrétiser sans fondations des barres de centaines de m de long ou des tours de centaines de m de haut. Faute de mieux, on a appelé ça purée-kub. L'aspect extérieur des murs était celui de carreaux de faïence 10 x 10. Ça ressemblait à des piscines qu'on aurait retournées comme des chaussettes.
Tout était orienté nord-sud, est-ouest. Un parfait quadrillage de prison, avec tous les 1000 m une tour de contrôle surmontée d'un hypercube.
La cité parfaite se montait comme un jeu d'enfant, sans architectes-ingénieurs-urbanistes, sans travaux, sans grues, sans béton. On suivait ça, éberlués comme des esperluettes et reconnaissants comme des enfants pâtés. (Il y avait bien quelques sceptiques qui protestaient contre cette volonté de perfection orthogonale. On les laissa dire, puis fuir. Il n'y eut aucune violence.)
Ainsi est née la Cité-Cube.
La cité totale. C'était un entassement ordonné de masses orthogonales « … une interminable succession de formes artificielles édifiées pour apaiser quelque puissante et mystérieuse divinité des géomètres », avait écrit je ne sais qui à l'époque.
On s'y est installés. On n'avait pas vraiment le choix, d'ailleurs : mine de rien, les Kubs avaient recouvert la presque totalité des espaces constructibles de la planète, y compris les anciennes villes humaines, à l'exception de quelques ruines sur des terrains peu pratiques et de quelques quartiers-musées, comme la Butte Montmartre… La Cité-Cube globale couvrait le monde. La Cité-Cube était le monde. Ils avaient remis l'histoire et la géographie à zéro. Table rase.
Et évidemment on s'est tous un peu reconfigurés.
LA VIE DANS LA CITÉ-CUBE
> Parmi les notes de Grand-Grand-Papet, j'ai retrouvé ça, aussi :
Journal de Ginko Biloba (Manuscrit d'un inhabitant de la Cité-Cube retrouvé dans une cafetière en zinc.)
On m'a installé dans la Cité-Cube. Et évidemment je me suis un peu reconfiguré.
Mon alvéole est composée d'une pièce cubique de 4 x 4 m et 3 m ss plafond. Belle hauteur, largeur et profondeur bien suffisants pour répondre aux besoins d'un cébitaire : lit, tab, bureau, sanitaires, fenêtre de 1 x 1 m. avec vue sur le cube d'en face distant de 2 fois 10 m.
J'ai un diplôme de Capacité d'adaptation culturelle (CAC) et j'enseigne aux enfants la Reconnaissance des principes cubiques (RPC) et la Conformité aux nouveaux us et coutumes cubiques (CNUCC). Périodiquement, j'interviens dans des cellules d'aide psychole (qui ne savent plus où donner de la tête).
Le CEP (Cube éducatif public) est à une distance de 5 x 100 m, par une route de 2 m de large faite de pavés de 10 x 10 cm chacun. (Dans ma tête, je la surnomme "la route de briques jaunes’’… une vieille réminiscence du monde d'avant, mais, fort heureusement, il n'y a pas de pouvantail au carrefour, pas plus que d'arcenciel dans l'air.) L'air circule à angle droit entre les immeubles sans dépasser les 30 kmh, comme nous. Et tout le monde s'en porte bien. Les plouses sont parfaites. Les zarbs sont taillés au carré comme à Versailles. On pourrait compter leurs fuilles. La Cité est sans odeur. Tous les virages sont à angle droit. La courbe, connais pas. La diagonale, connais pas. Je trouve ça reposant. C'est comme si les Kubs avaient voulu récuser les théories d'Einstein sur la courbure de l'univers. Le soleil est rond, quand même, c'est bien le seul. C'en est presque choquant. Les Mètres-Cubes devraient y mettre bon ord.
Bien sûr, pour nous humains, il fallait des ascenseurs. Ce que les Kubs ont bien compris. Ça fonctionne assez simplet. J'ai sur la façade un afficheur-code intégré : six petits cubes de 10 x 10 pouvant tourner sur eux-mêmes comme un rubiks. Il me suffit d'afficher mon numéro personnel et mon horaire, un Kub arrive à l'heure dite en planant, un tout jaune – comme un taxi ou un facteur. Je m'assois dessus en tailleur, il descend et me dépose sur la route de briques jaunes ou m'emmène jusqu'au CEP. Ou ailleurs, selon mes besoins.
Le matin, il fait beau. Au ptitdéj, je prends un mescafé avec des tartibes et du fromge. Les tartibes, c'est du pain de mie en tranches carrées sous plastic. Le fromge aussi, dans son plastic. Le lait dans sa brique. Même les pilules de compléments élémentaires sont carrées. Tous ces produits sont tirés de la même source : le Blob™, un océan de protoplasme situé sur la planète Xion, paraît-il, et dont la substance arrive sur Terre à travers un "pont d'Einstein-Rosen", dit aussi "trou de ver" (mais sans le ver dedans), dont les Kubs ont stabilisé les fluctuations quantiques en accumulant des masses négatives d'antimatière dans un contexte probabiliste (ce qui n'est pas à la portée de tout le monde). C'est digeste et nutritif et ça a rendu obsolète toute activité agricole.
De toute façon il n'y aurait plus de place pour ça, l'agriculture… La Cité-Cube s'étend sur toute la surface de la planète comme une couche de sclérose en plaque. Il parait qu'il subsisterait quelques enclaves inoccupées, non bâties… mais ça a tout de la légendurbaine. Certains parlent à mots couverts de "territoires tordus" ou de "pays courbes", quoi que cela puisse signifier. D'autres disent "campagne" ou "ZAD"… Il y aurait même par endroit des restes des vieilles villes faites de pierres ou de briques ou même de ce fameux béton du XXe siècle. Fantasmes nostalgiques. Ceux qui sont allés vivre hors de la Cité-Cube, sceptiques ou dissidents, sont sans doute planqués dans ces coins-là, mais ce n'est que la part insurgée de l'iceberg.
> Que faisait-on, dans la Cité-Cube, en ce temps-là ? Eh bien… sans doute ce qu'on faisait un peu partout dans les villes humaines, avant. Les gens entraient, sortaient, lisaient, regardaient des écrans (carrés), allaient au travail, mangeaient, dormaient, élevaient des enfants. Oui, encore des enfants… On ne peut pas s'empêcher de faire des enfants, faut croire. Nous sommes les multirécidivistes de la procréation. Et donc les blocs s'ajoutaient aux blocs. Les Mètres-Cubes tenaient tellement à nous rendre service. (Tellement que c'en était suspect, susurrait une petite voix cruelle chez certains, même chez ce Ginko Biloba qui paraissait si bien adapté…)
Journal de Ginko Biloba
Je crois quand même qu'il y a des inhabitants qui deviennent bizarres – ou au moins bizarroïdes.
… Une nuit, j'ai entendu un coudefeu à l'extérieur, suivi d'un bris de verre. Je me suis gardé d'allumer, mais j'ai observé de ma fenêtre carrée 1 x 1 m. Le bloc-cube d'en face (tout semblable au mien, 10 sur 10 alcôves en façade) avait pas mal de fenêtes allumées. J'ai entendu un nouveau coudefeu et j'ai vu une fenête s'éteindre. Une voix a lancé dans un mégafone : ''Cuirassé touché ! À moi de jouer.'' Un autre coudefeu et c'est la fenête d'un de mes voisins qui s'est éteinte. ''Torpilleur coulé !… À mon tour !'' lança une autre voix, depuis ma façade.
Ils jouaient à la bataille navale ! Et ça a duré la moitié de la nuit. Je suis resté terré chez moi, dans le noir… Les armafeu me terrifient, comme tous les vestiges d'une époque sauvage révolue.
… Un autre soir, ils ont fait la revanche aux échecs. À l'heure où toutes les fenêtes étaient allumées, ils en ont flingué une sur deux pour dessiner leur damier, et les appels au mégafone ont recommencé : ''Pion en F3'', ''Cheval en G6'', etc.
Je pense que la polis-Kub les a repérés. Ça ne s'est plus reproduit.
… Il y a quelques autres faits-phénomènes inquiétants, à l'extérieur. Par exemple, il y a un Centre Commercial au bout de la Rue. Je vois souvent des gens y entrer, des humains, mais jamais en sortir. Ça les mange ? Est-ce que les Kubs les congèlent et les découpent en tout petits cubes de glace pour leurs apéros…? (Je corrige : la nuit, j'en vois quelques uns ressortir, mais avec des caddies bourrés de papier-toilette…!¿)
… Il y a d'autres signes qui ne trompent pas. Les plantes vertes jusqu'ici maintenues en captivité s'échappent de leurs pots, courent partout et pissent dans les coins.
Les cellules de soutien psychole vont encore être surchargées.
Mais moi-même, est-ce que je ne suis pas en train de devenir bizarre ?
… Un peu comme ce Monsieur K qui ''à son réveil s'aperçut qu'il s'était métamorphosé en cloporte géant''. À la longue, tout doucement, j'ai l'impression que mes os se ramollissent. C'est peut-être à cause de la nurture, cette sorte de soupe de protoplasme rosâtre venue d'un autre monde. Et puis je crois que les murs sont en train de se rapprocher ; ils vont me compresser jusqu'à ce que, ramollissement des os aidant, je me transforme en larve, en limace, et finalement en un cube bien tassé parfaitement ajusté à mon alcôve. Gain de place…
… Ce matin, je me réveille dans le silence de la Cité avec cette phrase dans la tête < C'était ça ou les crocodiles >, sans que je puisse me souvenir d'où elle vient et ce qu'elle peut bien signifier, avec son air de déjà-vu.
… Je vis comme un avatar de moi-même. Les jours se succèdent par 10, comme les carreaux de faïence 10 x 10… Mes pieds s'enfoncent dans le sol purée-kub tournée spongieuse. Un polis-Kub est venu armé d'un disrupteur de n'importe quoi. Il a disrupté le sol (ou mes pieds ? je sais pas…).
LA DÉGRINGOLE
> C'était un monde low cost, une contrefaçon d'habitat, un ersatz, comme ils finirent par le découvrir, ceux d'avant. La Terre sous leurs pieds s'enfonçait, oui, au propre ou au fantasmé ? peu importe. Ce qui apparaît quand même c'est que nombre d'inhabitants sont entrés petit à petit dans le monde crispé du doute, de la méfiance… Crises paranoïdes ?…
… Ou salutaire résilience ? C'est un fait que, par la suite, ce sont ceux-là qui fondèrent les premiers villages Dunbar, comme par hasard.
Et d'ailleurs vous l'avez peut-être compris, maintenant : ce Ginko Biloba, c'était mon Grand-Papet. Celui qui avait donné son nom au village, celui que l'on nommait GB et dont on vient d'enterrer le cadavre.
… Je reprends quelques extraits (quelque peu hallucinés) de son journal.
Journal de Ginko Biloba
J'ai répertorié un certain nombre d'autres faits-phénomènes dérangeants en succession rapide qui annonçaient sans doute la fin de la Cité-Cube.
Par exemple un matin, tandis que la sonnerie du réveil agonisait sur le tapis, je vais à la fenête : le décor est à l'envers, retourné à 180°. Une heure après, tout s'est redressé, mais seulement de 90°. Même dans une cité où tout est quadrangulaire, ça déroute.
Le lendemain matin, tout le décor était sous l'eau, comme si la fenête (étanche pour l'occasion) était un hublot dans un sous-marin.
Le lendemain encore, c'était un décor lunaire nu.
Une fois, la rue en bas (ma "route de briques jaunes") a été envahie de moulins à café, le modèle vintage en bois avec son petit tiroir et sa manivelle. Ils sont passés en masse, comme un défilé de manifestants et ont disparu sans un mot en quelques minutes derrière un angle droit. (Tous ces angles droits !)
Un jour, c'était tout le 13ème étage qui manquait dans la tour de contrôle la plus proche. À la place, un vide… et rien pour le combler, comme si le 14ème et la suite flottaient 4 m au dessus du 12ème.
À chaque fois, après une minute de pause cortico-thalamique et un bon vieux mescafé, ma tête rentrait dans l'ord et, apparemment, les choses aussi, décor compris.
Des incidents de ce genre, il y en a eu des milliers, des millions peut-être, dans le monde entier. Les dents du doute mordaient la Cité-Cube.
Et moi, toute ma belle adaptation était en train de s'effriter.
Je décidai de me tenir prêt à tout.
Je savais que ça arriverait, et quand ça arriva, j'étais prêt, tous mes neurones mobilisés. Au premier craquement, à la première fissure, j'ai sauté du lit, j'ai plongé par la fenêtre : je ne me couchais plus sans mon deltaplane en papier sur le dos.
Derrière moi tout s'effondrait, tout craquait comme des biscottes… briques de purée-kub, sable, miettes, poussière, microparticules, nanoparticules, molécules élémentaires… ça fondait, ça perdait toute cohérence. En quelques minutes, la Cité-Cube ne ressemblait plus à rien, passait de l'état solide à l'état mou, liquide, gazeux… La Cité-Cube se désintégrait… (Plus tard, très vite, on comprit que cela se passait simultanément dans le monde entier…) Termites à purée-kub ? Tremblement de terre ? Disruption infra-moléculaire ? Fuite de micro-ondes ? Inversion des pôles ? Décohérence quantique…?
… À moins que nous, les humains envoûtés dans notre piège, en eussions percé le secret et eussions déverrouillé la "force faible" qui tient entre elles les particules élémentaires.
… Je crois que c'était plus simple : les aliens venus d'ailleurs, les Mètres-Cubes de Platonice VII étaient partis. La Cité-Cube mondiale s'était autophagocytée. La Cité platonicienne parfaite qui avait été, semble-t-il, si facilement faite, s'était dé-faite. Effacée de la face du monde. Ce n'était pas une dévastation mais une annulation.
Porté par mon aile de papier journal, je planais au cœur d'un nuage évanescent d'atomes ionisés. Au loin, le soleil se levait rond et rose à travers cette brume cendrée. J'allais vers lui, sans savoir encore où je me poserais.
LA GRANDE BISTOUILLE
> Fin de la Cité-Cube, donc. Mais ne l'oublions pas : il y vivait douze ou quinze milliards de Terriens. Après la dégringole, il en restait un petit milliard. Tous ceux qui étaient dans les habitats-cubes au moment crucial avaient disparu avec eux, avec leur murs carrelés et leurs Mètres-Cubes tellement bienveillants qu'ils avaient en une nuit réglé le problème de la surpopulation terrestre ! Disparition, certes, mais en quel sens ? Les Kubs les avaient-ils bouffés ? Ou translatés ailleurs, sur leur propre planète Platonice VII ? Pour en faire leurs esclaves sexuel-le-s, ou quoi ? Holocauste ou kidnapping de masse ? Nous ne le saurons jamais. On n'a pas retrouvé de cadavres, en tout cas. Comme dit plus haut, il n'y eut aucune violence. Seulement un événement.
C'est ensuite, comme on pouvait l'espérer, que de multiples catastrophes se produisirent, s'additionnèrent : guerres larvées entre survivants, malbouffe endémique, pandémies providentielles, luttes des glaces, prolifération de punks à chiens sans poils, jeux du cirque pour la survie, cannibalisme infantile… avec la surmortalité que ça supposait. La Grande Bistouille, ça a été cette période chaotique d'une durée difficile à déterminer. Toujours est-il que la population terrienne descendit à quelque chose comme sept cents millions – à vue de nez.
Il se fit une grande accalmie sur la Terre.
D'abord, chacun ne désirait que s'enfermer chez soi – mais il n'y avait plus de chez soi. De la Cité-Cube (qui n'avait jamais été vraiment un « chez soi ») il ne restait rien – évaporée. Mais qu'il se soit passé trois semaines ou trente ans depuis la dégringole, il fallut bien, à un moment ou un autre, remettre les pieds dehors. Quant aux anciennes villes humaines qui avaient été épargnées par l'épisode Cité-Cube, il n'en subsistait que des ruines insalubres, réduites à des taudis, invivables. Les survivants hagards, hébétés comme des bêtes, les abandonnèrent très vite et continuèrent à survivre dans les no man's lands, cités fantômes, campagnes en friche, cavernes, tunnels routiers abandonnés, cimetières et cimenteries… fragments d'une planète foudroyée.
La fin du monde… et après ? Les fins du monde s'empilaient en millefeuille, décidément. On allait devoir à nouveau remettre les calendriers à zéro.
Sur la Terre dépeuplée, régnait le chaos post-traumatique. Ce qu'il restait de la population mondiale, les leftovers, disait-on, ou les demeurants, les vestiges de l'humanité divaguaient dans un état de stupeur frisant la panique. Ils avaient développé une sorte de folie douce et bon nombre de maladies et anomalies handicapantes : syndrome de fatigue chronique, myopathies diverses, encéphalopathie myalgique, allergie au rose fluo, hystérie convertible, euphorie glauque ou agélastie vespérale… etc. Comme des mutations, quoi, mais sans développer le moindre pouvoir parapsychique.
Les derniers fragments du journal de GB illustrent bien l'état de déliquescence de cette période.
Journal de Ginko Biloba
J'ai erré égaré parmi les demeurants.
J'avais survolé la route de briques jaunes, comme une échappée belle. J'avais rencontré des pouvantails en manque de cerveau, des hommes de fer-blanc en manque de cœur, des lions en manque de courage. Des fous. Tout le monde était fou, en fait, ou au moins flous : une folie douce, liquide et languide.
On se disait : — On fait quoi, alors, maintenant ?
— On improvise !
— Où pourrions-nous aller ?
— N'importe où.
… Et n'importe où, c'est nulle part. La zone. C'est les années nano-poussières, le temps de la grande dilution, l'extinction des espaces. Le futur nous a mis devant le fait accompli. Il a bien fallu renoncer à l'archéologie, à l'histoire, à la paléontologie – métiers sans avenir. Et renoncer aussi aux avenirs flamboyants-grandiloquents. On a plongé dans l'amertume du déluge postmoderne sans ceinture de sauvetage. Nous sommes les restes du monde. Notre espèce est en voie de garage, enfoncée dans une impasse de l'évolution dont la chaussée est creusée de nids de poules – on marche sur des œufs.
Certains ont essayé de reconstruire des maisons avec des éponges comme briques, collées avec du dentifrice ; et des toits en pain de mie… Il semble bien que l'art de bâtir se soit perdu, effacé des mémoires. Quant à l'art culinaire… On mange des yeux cuits sous la braise avec des dames damnées, des bêtes à branchies, à écailles, à nageoires, à barbelures, à tentacules, à ventouses… On mange des avocats périmés et les derniers amish. On avale des couleuvres et des sabres avec la dose règlementaire d'hémoglobine.
On est toujours plus ou moins malades. Nos seins tombent, il n'y a personne pour les ramasser. Nos dents, pareil… la petite souris se les garde. Et des poissons amphibies nagent dans nos prostates. On cultive rumeurs malsaines et tumeurs malignes. On meurt, même, à l'occasion. La Mort au crâne de plâtre guette à chaque recoin courbe de la zone. Il y a un peu partout des sépulcres sans cadavre dedans et des cadavres sans sépulcre autour.
Mais il y a souvent dans les chants d'asphodèles de jolies flutistes traversières.
> Ainsi se termine ce que j'ai récupéré du journal intime de Ginko Biloba, GB pour le village qui porte son nom.
Il barjotait un peu, mon Grand-Papet…
C'est que, au début, ça fait bizarre, quand tout redevient normal.
Petit à petit, nous les humains, et lui en particulier, vous l'aurez compris, on s'y est faits, on est redevenus presque normaux, avec de la mémoire, des réflexes, de la réflexion, des relations humaines raisonnables. On a retrouvé comment faire fonctionner la masse de fromage blanc qui stagne entre nos deux oreilles. Et comment construire des maisons autrement qu'avec des éponges !
On a compris que les Kubs de Platonice VII nous avaient maraboutés, hypnotisés… qu'ils avaient envoûté le monde entier avec leurs idées-formes abstraites, leurs structures euclidiennes parfaites. Un moment d'égarement dans l'histoire humaine.
L'idée de « ville » ou de « cité » nous fait beaucoup rire, maintenant. Et l'idée de « ville parfaite » ou de « Cité du futur », encore plus. Même avant, les vraies cités n'avaient pas été conçues sur plans tracés sur papier à carreaux, elles avaient poussé, grandi à partir de villages. La carte n'a jamais fait le territoire.
GINKO BILOBA
Voilà. On avait enterré le cadavre de GB et un gros bout du passé avec lui… Au retour du vallon, il ne restait plus qu'à faire la grosse fête ! Et on ne s'en est pas privés. En plus de nous, les cent cinquante habitants de Ginko Biloba, on a retrouvé sur la place deux cents ou trois cents villageois des environs (on avait envoyé des coureurs). C'était comme les rassemblements de villages qu'on fait à peu près une fois l'an, mais en mieux ! Manger, danser, boire, lutter à mains nues, échanger des productions locales. Et s'échanger entre nous. (GB aurait dit : Encore un phénomène naturel : la mémoire collective a pris en compte et intégré les risques de la consanguinité. Donc certains quittent leur village pour passer dans un autre, on se mélange les gênes entre "étrangers". Les enfants, de toute façon, seront élevés par la tribu. Œdipe, connais pas. Et de toute façon on en fait peu, d'enfants. Là aussi, l'espèce a intégré qu'elle se mettait en danger par sa propre prolifération. Finalement, c'est peut-être bien la folie des Kubs qui nous a permis ça.)
En l'honneur de Grand-Grand-Papet, GB, l'homme du passé, on a joué aussi à imiter les temps d'avant. Certains se sont déguisés en flics, avec vélo en bambou et pèlerine en peau de zébu, képi conforme et bâton de réglisse ; d'autres portaient des cagoules de voleurs et ils trouvaient n'importe quoi à voler : plumes d'autruches, coquillages ou cailloux. D'autres encore s'étaient déguisés en curés et chantaient des hymnes au grand Kub Céleste – le dieu des géomètres disparus.
Pour déconner, on a fait voler des hélicoptères en carton pâte, on a fabriqué des centrales nuke à bois, des téléphones éoliens, des sous-marins à voile… On a joué de la guimbarde barbare, on a fumé des cigales… On a attelé des pieuvres à nos charrues, elles ont tracé huit sillons d'un coup… On a fait des courses de cheval d'arçon et des grandes peintures de sable et de nuages. Et on a dansé !
Sur l'agora, les séances de jeu se sont succédées pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. On a beaucoup ri et s'il restait des agélastes vespéraux, on les chatouillait autant qu'il fallait pour les déclencher. C'est ce qui explique qu'on tienne tant à élever des autruches – pour les plumes.
ÉPILOGUE
Que faisons-nous de nos vies redevenues normales ? Nous faisons confiance au présent. Nous adhérons au monde, à la vie, à la réalité, comme les animaux y adhèrent. Comme les pieds nus adhèrent au sol. Stables, mais toujours prêts à marcher, à courir, à danser. GB m'a dit un truc tout simple, avant d'éteindre : « Le sens de la vie est dans l'accomplissement de la vie. »
Le futur, c'est maintenant.
Moi, Valentina, je continuerai mon travail de mémoire anté-anthume. Je continuerai à écrire, au cas où les prêtres et les soldats (ou les Kubs !) revenaient. Je me raconte pour rire qu'un jour j'aurai un ordinateur à butagaz avec disque dur 78 tours fabriqué par le forgeron du coin, un scanner tiré par des bœufs, un appareil photo à la bougie, une imprimante à manivelle… Mais non, comme je le disais en commençant, je n'ai qu'un stylobic avec clé uhesbé intégrée. J'espère quand même qu'un jour quelqu'un trouvera une « tablette » ou un « pécé » ou n'importe quoi de ce genre pour lire ce bazar. D'ailleurs en réalité la question ne se pose pas : si vous lisez ça, c'est bien que quelqu'un a trouvé ma clé et un dispositif pour la transcrire. Peut-être un androïde avec une cervelle lectronique ou un mutant de série B.
Bien à vous, Valentina